Préhistorêves

"Ancient Apocalypse": une série catastrophique.

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La série de Graham Hancock Ancient Apocalypse: The Americas se situe dans une longue tradition, celle de la recherche de «mondes perdus», incluant la quête de l’Atlantide. Concernant l’Amazonie, cette tradition s’ajoute aux topoï de l’«enfer vert» et de «L’Amazonie inconnue» recélant des «mystères» que de courageux explorateurs parviennent à dévoiler. Le modèle de ces derniers est le Britannique Percy Fawcett, de son nom complet Percival Harrison Fawcett, né en 1867 et mort en Amazonie vers 1925, qui inspira probablement le personnage d’Indiana Jones (Leal 2000, Uztarroz 2023).

Après l’une de ses expéditions pour le compte de la Société de géographie de Londres, Fawcett décrivit, en ces termes, à son ami Conan Doyle, les montagnes de la Serra de Ricardo Franco, plateau de Bolivie entaillée de profondes vallées:
«Elles se dressaient comme un monde perdu, boisées jusqu'à leur sommet, et l'imagination pouvait y voir les derniers vestiges d'une époque depuis longtemps disparue. Isolés de la lutte contre les conditions changeantes, des monstres datant de l'aube de l'existence de l'homme pourraient encore errer sur ces hauteurs sans être inquiétés, emprisonnés et protégés par des falaises inébranlables» (Fawcett 1954: 122). Cette description fournira à Conan Doyle l’idée de son roman Le Monde perdu (1912), où il met en scène le professeur Challenger, explorant le Brésil à la recherche de dinosaures encore vivants.

Fawcett avait pris connaissance du
Manuscrito 512, retrouvé en en 1839 dans les archives de la Bibliothèque nationale du Brésil et intitulé «Relation historique d'un établissement caché, vaste et ancien, sans habitants, découvert en 1753» (Relação histórica de huma oculta, e grande Povoação, antiguissima sem moradores, que se descubrio no anno de 1753). Ce texte d’un auteur non identifié relate qu’un groupe de militaires seraient tombés en 1753 sur une ville morte, perdue en pleine forêt, et dont l’entrée était formée de trois arches, la plus grande se trouvant au centre. Au milieu de la ville, poursuit la description, une place s’orne d’une «colonne de pierre noire d'une grandeur extraordinaire, et sur elle la statue d'un homme ordinaire, ayant le bras droit étendu, montrant de l'index le pôle nord». Plus loin sur un portique se trouve «une figure en demi-relief taillée dans la même pierre et dénudée à partir de la taille, couronnée de laurier». L’ensemble des détails donnés par ce texte, avec obélisques, inscriptions tracées dans une langue inconnue, sculptures diverses, fait songer à une ville antique, et l’auteur ajoute qu’à proximité se trouvent des mines d’argent (Carvalho 2009, Alves Ribeiro & Alves Moreno 2021).

Manuscrit 512
Passage du manuscrit 512 reproduisant ce qui fut interprété comme une écriture inconnue.


Le manuscrit débute en reprenant le motif de la montagne de cristal:
«Après une longue et inopportune pérégrination, provoquée par l’inextinguible soif de l'or, et presque perdus pendant de nombreuses années dans cette vaste étendue sauvage, nous avons découvert une chaîne de montagnes si hautes qu'elles semblaient atteindre la région éthérienne […] la lumière nous émerveillait de loin, surtout lorsque le soleil faisait une impression sur le cristal dont il était composé, formant une vue si grande et si agréable que personne ne pouvait détourner son regard de ces reflets : Il pleuvait avant que nous puissions voir ce merveilleux cristal, nous pouvions voir l'eau se précipiter des hautes falaises sur le rocher escarpé, et il nous semblait que la neige, blessée par les rayons du soleil, serait réduite par les vues admirables de ce cristal

Dans les contes de tradition orale, ce motif d’une gigantesque montagne de verre ou de cristal marque toujours l’arrivée des héros dans l’autre monde, et, par ailleurs, il est fréquemment associé au mythe du Paradis perdu (Thompson 1958: motif F145.1). Les montagnes d’or de l’Eldorado n’en sont qu’une variante parmi beaucoup d’autres (
id.: motifs F751 et F752). Ce trait mythique est ici confirmé par un autre motif, celui de «l’animal-guide» de couleur blanche, puisque le texte précise que la découverte se serait effectuée en suivant un «cerf blanc», ce qui est un grand classique du contact avec l’autre monde.

Sergio Buarque de Hollanda, qui a consacré tout un livre aux motifs édéniques et paradisiaques dont regorgent les récits de découverte et de colonisation du Brésil, a repéré dans le
manuscrit 512 un autre motif mythique: celui de la statue tendant l’index pour indiquer une direction, et placée au-dessus d’une inscription indéchiffrable (Hollanda 2000). On trouve déjà cette image au seizième siècle chez Damiaõ de Goes, qui raconte qu’une telle statue aurait été vue dans l’île Corvo, aux Açores (Goes 1790: 21-22). Il apparaît donc que ce manuscrit perpétuait d’anciennes traditions folkloriques d’origine européenne: les aventuriers voyageant en Amazonie avaient adapté ces légendes aux contrées qu’ils entendaient explorer. Quand des traditions indigènes évoquant des montagnes éblouissantes leur furent rapportées, cela ne fit probablement que renforcer leurs propres convictions, quitte à changer le verre en or (Venâncio & Ertzogue 2016: 84).

Carte de van Langren
«Mapa de Perú y Brasil » par Arnold Florent van Langren, Amsteram, 1596. La Laguna del Dorado est représentée sous la forme d’un lac reliant l’Amazone et le Rio la Plata, juste au sud des montagnes.


De même, quand des gravures rupestres furent signalées en 1746 par l’aventurier Antônio Pires de Campo Bueno, en quête de mines d’or légendaires dans un endroit non précisé de l’État du Goiás, elles furent immédiatement interprétées comme des représentations des instruments du supplice du Christ: couronne d’épine, lance, clous, marteau, échelle, coq et croix (Cunha Matos 1875: 262, 263, 360; Cunha Matos 1979: 135). Le site fut baptisé Serra de Martírios («La Colline des Martyrs»), on raconta que ces pétroglyphes indiquaient l’endroit où les jésuites auraient caché leur or, et de nombreux aventuriers partirent à leur recherche au Matto Grosso, au Xingú, au Paranatinga et en bien d’autres endroits. La légende s’enrichit progressivement, et divers auteurs affirmèrent qu’il y avait là d’étonnantes constructions, escaliers et colonnes. En fait, des gravures rupestres ont effectivement été reconnues en de très nombreuses localités de l’Amazonie (Pereira 1993, Pereira 2004), et quantité de ces sites feraient d’aussi bons candidats à être celui des «Martyrs» que celui que Paul Ehreinreich a relevé sur un îlot du fleuve Araguaya, à la frontière entre le Tocantins et le Pará (Ehrenreich 1891, Koch-Grünberg 1907: 42-43, Ehrenreich 1948).

Relevés Ehrenreich
Relevés des pétroglyphes dits des Martyrs
(d’après Ehrenreich 1891, fig. 23).


Quand elles n’étaient pas considérées comme une iconographie prouvant le passage d’anciens dévots du Christ, les gravures rupestres étaient interprétées comme des marques jalonnant le chemin conduisant à l’Eldorado. Les Espagnols avaient dénommé  
el dorado («le doré») un monarque si riche que, selon les habitants de Quito qui leur racontaient cela dans les années 1530, ses serviteurs l’enduisaient chaque matin de poudre d’or, dont il se débarrassait au soir en se baignant dans une lagune. Par extension, ce nom en vint à désigner sa richissime ville, ainsi que le lac scintillant de poudre d’or, puis toute la région, dite Provincia del Dorado (Slater 2002). Le point de départ de ce mythe semble bien être une ancienne cérémonie des Chibcha, pratiquée lors de l’intronisation d’un nouveau chef (Langer 1997). Celui-ci était recouvert de résine et de poudre d’or, puis, «brillant de la tête aux pieds, il était emmené sur un radeau jusqu'au centre d'un lac sacré. Tandis que ses sujets jetaient des offrandes dans l'eau depuis le rivage, il s'immergeait lui-même, lavant l'or qui se déposait au fond du lac. […] Les récits répétés ont transformé El Dorado d'un homme doré en une cité dorée, cachée dans la vaste forêt tropicale des basses terres. La perspective d'une richesse fantastique a attiré un nombre inconnu d'aventuriers en Amazonie et l'espoir de sa découverte survit malgré des siècles de recherches infructueuses» (Meggers 1979: 106).

Carte avec Paradis
Carte de 1656 situant le Paradis à la rencontre des fleuves Amazone, Orénoque et Paraguay, publiée dans le livre d’Antonio de León Pinelo El Paraíso del Nievo Mundo (d’après Slater 2001).


Gaspar de Carvajal, qui accompagna l’expédition de Francisco de Orellana le long de l'Amazone en 1540, en a rapporté une chronique,
Descubrimiento del Río de las Amazonas, rapportant l’existence d’un peuple de femmes guerrières vivant sans hommes — les Amazones, d’où le nom Río de las Amazonas qu’il donna au fleuve aujourd’hui encore appelé Amazone. Ces femmes auraient disposé d’ «une très grande richesse en or et en argent», dans leur pays auraient existé «beaucoup d’idoles d’or et d’argent en forme de femmes, et beaucoup de pierres d’or et d’argent», et elles étaient réputées mettre sur leur tête «des couronnes d’or larges comme deux doigts». Gaspar de Carvajal évoque également des mines d’or (Carvajal 1894: 67-68, 93). Tous ces récits convergèrent vers le mythe d’une extraordinaire cité d’or située en plein cœur de l’Amazonie, qui alimenta les rêves d’une quantité d’aventuriers. Aujourd’hui, dans le quatrième épisode de la seconde saison de sa série, Graham Hancock laisse entendre que le récit de Carvajal serait fidèle à la réalité.

Persuadé que la ville réelle mentionnée dans le
Manuscrit 512 était bien réelle, Fawcett, quant à lui, la désigna sous le nom de Z et décida de partir à sa recherche. Il monta une première expédition en 1920, mais les fièvres l’obligèrent à faire demi-tour. Il repartit en 1925, non sans avoir passé un contrat d’exclusivité avec le Los Angeles Times pour y raconter ses aventures, et il disparut dans la forêt, probablement tué quelque part dans la région du Haut-Xingú.

Fawcett est lui-même devenu légendaire, des dizaines d’expéditions sont parties à sa recherche après sa disparition, et il a inspiré de nombreux aventuriers de romans et de films. En 2017, sa biographie par David Grann (Grann 2010) a été adaptée à l’écran par James Gray sous le titre
The Lost City of Z.

Film The Lost City of Z


À propos des murs cyclopéens de Saqsayhuamán, Fawcett pensait que «la clé du mystère de l’édification de ces immenses remparts pré-incas pourrait être un jour découverte au Brésil». Il a publié une statuette dont il pensait qu’elle devait provenir de l’une des «cités perdues» de l’Amazonie (Fawcett 1954, légendes des photos entre les p. 32 et 33). Ce bibelot lui avait été offert par Henry Rider Haggard, l’un des plus célèbres auteurs de romans de mondes perdus et de «Lost Races Tales».

Article Los Angeles Times 1er décembre 1925
Article paru dans le Los Angeles Times du 1er décembre 1925 pour annoncer le départ de l'expédition montée par Percy Fawcett, à la recherche d'une «Race blanche perdue».


Les «Lost Races Tales» sont des récits mettant en scène un ou plusieurs explorateurs partant à la recherche d'une cité perdue dans une région hostile (jungle, désert…). Ces hardis aventuriers la découvrent et y rencontrent des habitants qui descendent d'un antique peuplement par un groupe de colons blancs (Grecs, Sumériens, Égyptiens…) ayant survécu là jusqu'à nos jours en conservant leur langue et leurs traditions. Ces Blancs ont maintenu leur culture «supérieure» au milieu des «sauvages» (Noirs, anthropophages…) hostiles qui les entourent. Ce genre littéraire, qui a produit des centaines de titres, relève d'une idéologie qui a largement percolé le monde savant de l'époque et qui a contribuer à nourrir les rêveries d'exploration (Le Quellec 2010).

Article de provenance inconnue

En 1925, Percy Fawcett partait à la recherche d'une «cité perdue» susceptible d'être le «berceau de la civilisation». De nos jours, Graham Hancock prétend que la découverte de ces «cités perdues» et de quelques autres sites archéologiques «change l'histoire de l'Amérique et l'histoire du monde» (S02E01), il affirme que «toute l'histoire est à revoir» (S02E02), car il pense avoir trouvé «la meilleure preuve de l'existence d'une civilisation oubliée de la Préhistoire que l'on ait jamais trouvée» (S02E06).

Voici ce que disait Fawcett à propos de la statuette que lui offrit Rider Haggard, l'auteur de
She, A History of Adventure, l'un des plus célèbres romans de mondes perdus:

Statuette Rider Haggard
«J'ai en ma possession une statuette d'une dizaine de centimètres de haut, taillée dans un morceau de basalte noir. Elle représente un personnage portant sur la poitrine une plaque sur laquelle sont inscrits divers caractères, et autour des chevilles une bande portant des inscriptions similaires. Elle m'a été donnée par Sir H. Rider Haggard, qui l'a obtenue au Brésil, et je crois fermement qu'elle provient de l'une des cités perdues. Cette statuette de pierre possède une propriété particulière que ressentent tous ceux qui la tiennent dans leurs mains. C'est comme si un courant électrique circulait dans votre bras, et il est si fort que certaines personnes ont été obligées de le déposer. Je ne sais pas pourquoi» (Fawcett 1954: 12).

Il raconte avoir présenté cet objet aux experts du British Museum, qui lui ont prudemment répondu:
«Si ce n’est pas un faux, il ne relève pas de notre expertise». Il décida donc de soumettre l’objet à un voyant, car il était persuadé que «tout objet matériel conserve en lui-même l'enregistrement de ses vicissitudes physiques, et que cet enregistrement est accessible à une personne suffisamment sensible pour se mettre à l'écoute des vibrations particulières en jeu» (id.: 13). Voici ce que lui révéla le médium, enfermé dans le noir avec la statuette en main:

«Je vois un grand continent de forme irrégulière qui s'étend de la côte nord de l'Afrique à l'Amérique du Sud. De nombreuses montagnes sont réparties sur sa surface et, ici et là, un volcan semble sur le point d'entrer en éruption. La végétation est abondante, de nature tropicale ou subtropicale. Du côté africain du continent, la population est clairsemée. Les gens sont bien formés, mais d'une classe variée et indéfinissable, au teint très foncé, mais pas négroïde. Leurs traits les plus frappants sont des pommettes hautes et des yeux d'un éclat perçant. Je dirais que leur moralité laisse à désirer et que leur culte frise la démonologie. Je vois des villages et des villes qui révèlent des signes de civilisation assez avancée, et il y a certains bâtiments ornés que je prends pour des temples. Il me semble que je suis transporté à l'autre bout du pays, du côté ouest. Ici, la végétation est dense, la flore magnifique et les habitants bien supérieurs aux autres. Le pays est vallonné et des temples élaborés sont en partie taillés dans les parois des falaises, leurs façades en saillie étant soutenues par des colonnes magnifiquement sculptées. Des processions de ce qui ressemble à des prêtres entrent et sortent de ces temples, et un grand prêtre ou chef porte un plastron semblable à celui de la figurine que je tiens. L'obscurité règne à l'intérieur des temples, mais au-dessus des autels se trouve la représentation d'un grand œil. Les prêtres font des invocations à cet œil et l'ensemble du rituel semble être de nature occulte, associé à un système sacrificiel, mais je ne vois pas s'il s'agit d'humains ou d'animaux. A divers endroits du temple sont placées quelques effigies, comme celle que je tiens dans ma main — et celle-ci était manifestement le portrait d'un prêtre de haut rang. Je vois le grand prêtre la prendre et la remettre à un autre prêtre, avec l'instruction de la conserver soigneusement et de la remettre en temps voulu à une personne désignée, qui doit à son tour la transmettre jusqu'à ce qu'elle entre en possession d'une réincarnation du personnage qu'elle représente, lorsque de nombreuses choses oubliées seront élucidées grâce à son influence […] J'entends une voix qui dit : ‟Voyez le sort des présomptueux ! Ils considèrent le Créateur comme étant sous leur influence et soumis à leurs pouvoirs, mais le jour du châtiment est venu. Attendez et regardez!” Je vois alors des volcans en éruption violente, de la lave enflammée se déversant sur leurs flancs, et toute la terre tremble avec un puissant grondement. La mer monte comme dans un ouragan, et une grande partie des terres à l'est et à l'ouest disparaît sous l'eau, laissant la partie centrale inondée, mais visible. La plupart des habitants sont noyés ou détruits par les tremblements de terre. Le prêtre à qui l'effigie a été remise se précipite de la ville en perdition vers les collines, où il cache la charge sacrée et poursuit sa fuite vers l'est. Une partie de la population habituée à la mer prend les bateaux et s'en va, une autre s'enfuit vers les montagnes centrales, où elle est rejointe par des réfugiés du nord et du sud. La voix dit : ‟Le jugement d'Atladta sera le sort de tous ceux qui prétendent au pouvoir divin”. Je n'ai pu obtenir aucune date précise pour cette catastrophe, mais elle s'est produite bien avant l'avènement de l'Égypte et a été oubliée, sauf peut-être dans les mythes. Quant à l'image, c'est une possession maléfique pour ceux qui ne sont pas en affinité avec elle, et je dirais qu'il est dangereux d'en rire» (id.: 14-15).

Cette description est très clairement démarquée de celles de l’Atlantide, et prouve que Fawcett se situe dans la lignée des innombrables aventuriers partis à la recherche de ce continent perdu. Ses notes et récits de voyage comportent d'ailleurs une forte composante légendaire, que son fils a renforcée quand il a publié ces écrits en les accompagnant d’illustrations telles que celle qui montre l’expédition attaquée par un serpent géant, dont Fawcett affirme qu’il mesurait plus de dix-huit mètres de long, mais qu’il en existerait de bien plus grands, d’une longueur dépassant les vingt-quatre mètres (
id.: 86).

Anaconda géant
L’attaque de l’expédition de Percy Fawcett par un anaconda géant (id.: 79)


Cet épisode mythifié, modernisant le motif du reptile monstrueux gardien de trésor, a donné lieu à toute une littérature cryptozoologique qui l’a prise au premier degré, en supposant que Fawcett aurait réellement rencontré une telle créature… que certains recherchent toujours (Coleman & Clark 1999: 86-87). Ce type d’image et de textes a fortement contribué à perpétuer le cliché des «mystères» de l’Amazonie, région qui fut toujours considérée par les Européens comme l’une des limites de l’œcoumène, traditionnellement peuplées de ces races monstrueuses que les auteurs antiques plaçaient sur les confins. Les gravures du seizième siècle montrent ainsi une Amazonie mythique habitée par de tels «monstres pliniens», notamment les mêmes Blemmyes (hommes sans tête, avec le visage sur la poitrine) que Pline situait du côté de l’Éthiopie.

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Gravure de Walter Raleigh montrant les habitants de l’Amazonie comme les Blemmyes légendaires de l’Antiquité (1599; Brevis & admiranda descriptio regni Guianae, auri abundantissimi, in America)


Fawcett ne craint pas de prendre les légendes au pied de la lettre. Il rapporte au premier degré les propos d’un marchand français qui lui affirma que, dans l’État de l’Acre, vivent
«des sauvages grands, bien bâtis, beaux, d'un blanc pur, aux cheveux roux et aux yeux bleus» (Fawcett 1954: 83). En 1644 déjà, dans le livre II de son manuscrit Ophir de España (ms 332-25, bibl. de l’Univ. de Séville), le chroniqueur Fernando de Montesinos rapprochait Pirú (Pérou) et Ophir, et affirmait que le premier roi du Pérou s’appelait Phirua ou Pirua. Cela lui permettait de faire des Péruviens les descendants d’Ophir, personnage mentionné dans la Genèse (Gn 10, 29) comme étant l’un des arrière-petits-fils de Šem fils de Noé — et dans la tradition chrétienne, Šem est l’ancêtre mythique des Sémites (Szemiński 2006: 301). Comme Fawcett a expliqué par ailleurs que les Indiens blancs aux yeux bleus étaient nommés Morcegos (« Chauve-souris ») à cause de leurs mœurs nocturnes (Fawcett 1910: 522), le plus probable est qu’il s’agissait, non pas d’une « race » particulière comme il le pensait, mais d’albinos (Jeambrun & Sergent: 114-115).

En 1839, les autorités brésiliennes, souhaitant démontrer aux anciens colons que leur pays avait lui aussi un passé prestigieux, créèrent l’IHGB (
Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro). Dans ce cadre, recherches de terrain et publications se multiplièrent sur un arrière-plan nationaliste et identitaire (Langer 1998). Dans le premier numéro de la revue publiée par cet institut figurait par exemple un article portant sur une  «inscription» remarquée à proximité du «sphinx» de Gávea, dans l’État de Rio de Janeiro. La commission envoyée sur place par l’Institut produisit une expertise plutôt réservée, laissant entendre que tout cela pourrait être naturel, mais sans totalement exclure la possibilité de réalisations anthropiques. Les membres de la commission concluaient en «ne désespérant pas de l’espoir de voir en son sein […] un Champolion brésilien» (Araujo & Barbosa 1839: 80). De son côté, Bernardo de Azevedo da Silva Ramos, un ancien exploitant d'hévéa s’étant pris de passion pour les «inscriptions» antiques européennes du Brésil, décida que celle-ci était phénicienne, ajouta qu’elle était datée entre 887 et 856 avant l’ère commune, et il en proposa la «traduction» suivante: «Badezir phénicien de Tyr, fils aîné de JethBaal» (Silva Ramos 1930: 436b-436v).

Inscription de Gavea
L’«inscription principale» de Gávea, telle que relevée et « traduite » par Bernardo da Silva Ramos (1932: fig. 1.224).


En réalité, le prétendu sphinx n’est qu’une formation géologique entièrement naturelle, comme l’est aussi l’inscription supposée, mais de nombreux autres
«archéologues de l’irréel», comme les surnomme Johnni Langer dans la thèse qu’il leur a consacrée, ont continué de considérer cet ensemble comme authentiquement égyptien ou atlante (Langer 1996b), et plusieurs d’entre eux ont cru découvrir d’autres «sphinx» et «sphynges» en divers lieux du Brésil, le plus connu étant le  «Sphinx du Saut de l’Enfer» (Esphynge do Salto do Inferno) signalé en 1935 dans le Paraná (Langer 1996a). L’archéologue brésilien Jorge Bahlis estimait que «Cette sculpture de grande valeur artistique n'a pas pu être l'œuvre de nos sauvages de l'époque de la conquête» (Bahlis 1938: 59). Ce type d'affirmation est devenu le sempiternel refrain des archéologues romantiques affirmant que les œuvres qu’ils admirent sont trop belles ou trop complexes pour avoir été réalisées par les populations autochtones ou leurs ancêtres — argument repris de nos jours par, notamment, Graham Hancock. De nombreux auteurs ont ensuite utilisé ce prétendu «sphinx» comme preuve de la présence des Atlantes au Brésil.

Percy Fawcett connaissait la revue de l’IHGB, où plusieurs articles évoquaient des cités perdues, et il mentionne particulièrement l’un d’eux, où, en 1834, Carlos Frederico de Martius dressait la liste de ce qu’il conviendrait d’entreprendre pour écrire l’histoire du Brésil. Le passage qui a retenu l’attention de Fawcett (1954: 11) est celui où l’auteur soutient que l’on découvrira certainement un jour au Brésil les vestiges laissés par une
«civilisation supérieure» disparue (Martius 1845: 396).

Le thème de la cité perdue qu’un courageux explorateur retrouve au péril de sa vie, et qui prouve l’ancienne présence d’une civilisation dont les productions architecturales, épigraphiques et artistiques signent une origine européenne remontant à un passé vertigineux, s’est nourri de motifs folkloriques dès l’origine, et il fut ravivé au dix-neuvième siècle par des découvertes comme celles de John Lloyd Stephens et Frederick Catherwood qui, à partir des années 1830, ont fait connaître les ruines mayas en Mésoamérique, ou comme celles effectuées par Heinrich Schliemann à Troie dans les années 1870. Culture savante et culture populaire ont ainsi fusionné leurs propres structures narratives, sur des bases mythiques tant indigènes que coloniales (Langer 2002: 147), à une époque où l’immense succès des récits de mondes perdus témoigne d’une forte porosité entre discours mythique et propos scientifique.

La matrice narrative du chercheur solitaire défiant le scepticisme des savants et poursuivant obstinément la recherche d’un monde perdu est toujours exploitée de nos jours. C’est celle que Graham Hancock a adoptée, modernisant le mythe atlantidien en l’illustrant par quelques découvertes archéologiques ne prouvant aucunement qu’il aurait raison, mais permettant quelques effets cinématographiques séduisants, tout en donnant à son discours une vague aura de scientificité. Le recyclage du mythe atlantidien élargit son audience en direction d’un public enclin à croire que les mythes cacheraient une vérité historique, et l’utilisation d’éléments irrationnels comme la prise d’ayahuasca (voir
ici et ) serait la preuve d’une ouverture d’esprit préférable à la fermeture qu’il prête au monde scientifique — deux procédés que Percy Fawcett utilisait déjà en son temps, notamment quand il s’imaginait retrouver l’Atlantide en Amazonie sur la base des affirmations d’un médium prétendant faire parler pour lui une statuette qui n’était qu’un faux grossier.

Nihil novi sub sole.

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