Proto-écriture (suite)

Beaucoup de bruit pour rien !
L'étude publiée par le Cambridge Archaeological Journal et qui prétend avoir déchiffré une «proto-écriture» paléolithique, pose de si nombreux problèmes que je n'en ai abordé que quelques-uns dans ma recension précédente (voir ici).

Le moindre de ses problèmes n'est pas qu'elle s'appuie sur des données incorrectes. Il serait extrêmement fastidieux de les vérifier toutes, mais il est possible de le faire à partir des deux illustrations de l'étude, dont on peut imaginer sans risque qu'elles ont été choisies par les auteurs pour le caractère très démonstratif:

Bacon - les deux figures

Les deux figures illustrant l'article de Bacon et al. 2023. À gauche: figures animales associées à des séries de traits ou de points; à droite: exemples de «Y» dans les séquences (d'après Bacon et al. 2023; fig. 1 et 2)


À première vue, ces illustrations paraissent très convaincantes, et elles ont du reste été reproduites par d'innombrables médias qui ont annoncé cette «découverte» avec enthousiasme (par exemple ici et ).

Mais regardons-y de plus près…

Les auteurs de l'étude ne se soucient pas de la question de la contemporanéité des signes et des figures animales. On peut certes penser qu'au cas où les signes auraient été ajoutés à des images d'animaux, l'intention signifiante aurait pu être la même que dans le cas où les deux auraient été réalisés par le même artiste. Mais c'est plus difficile à soutenir dans le cas inverse, c'est-à-dire lorsque l'animal fut ajouté aux signes. Or si cette question de la chronologie des images est des plus délicates, il existe des grottes dans lesquelles l'ordre de réalisation des figures a très bien été étudié. On sait ainsi que les sept points rouges situés au-dessus de la frise des «Cerfs nageant» de Lascaux sont antérieurs aux cerfs. Les auteurs les associent pourtant à ces derniers, en s'appuyant sur un relevé de Dale Guthrie (2005: 272-K) qui, en réalité les y relie au protomée de cheval situé juste au-dessus des cerfs, ce qui paraît bien plus probable au regard des techniques de réalisation [1].

Pour le poisson de Pindal, les auteurs utilisent le croquis d'Alonso Berenguer (1994, fig. 63). Pourquoi celui-là, alors qu'il en existe bien d'autres, plus ou moins différents? Ce choix est d'autant plus regrettable qu'il ignore le relevé de ce poisson récemment produit par María Solís
González-Pumariega (2013) selon les normes actuelles, et donc beaucoup plus fiable. Ce relevé établit nettement que ce poisson fut gravé par-dessus les peintures. Il est donc postérieur aux trois traits rouges…  de combien de temps? On ne le sait pas, et il pourrait s'agir d'une très longue durée, mais en tout état de cause, l'association est d'autant plus discutable que d'autres traits rouges comparables aux précédents figurent tout autour: pourquoi ne retenir que ces trois-là?

On reconnaît ici le risque de se fier à des relevés approximatifs, sans se référer aux documents originaux.

Relevés Pindal
Différents relevés du poisson de Pindal.
Celui de Berenguer est le premier de la deuxième ligne.
(d'après González-Pumariega 2013).



L'un des exemples illustrés par les auteurs montre une «association» entre un mammouth de Pindal, un protomée de cheval et deux groupes de traits:

Bennet et al.  fig. 1-G
«Association» entre mammouth, protomée de cheval et deux groupes de traits, à Pindal, telle que présentée par Bacon et al. 2023, fig. 1-H.


La source qu'ils utilisent est le «relevé» publié en 1911 par Alcalde del Río, Breuil et Sierra (fig. 57 et pl. XLIV). Le problème est que ceux-ci précisent bien, dans la légende de l'illustration originale, que le cheval ne se trouve pas au même endroit de la grotte que le mammouth, et ils ajoutent (p. 66) que l'un des groupes de traits se trouve à 50 cm du proboscidien, alors que l'autre est placé un mètre plus loin. Utiliser ces relevés pour documenter une «association» relève donc d'une surinterprétation indéfendable.

Alcalde del Rio & Breuil
Planche originale de la publication d'Alcalde del Río, Breuil et Sierra
(1911: pl XLIV).


L'exemple du saumon du célèbre «Abri du Poisson», aux Eyzies n'est pas très convaincant. Les auteurs attirent l'attention sur sept traits situés au-dessus de lui, et sur cinq points situés à l'intérieur, tout en nous expliquant par ailleurs que le frai des saumons relève du sixième mois («
the month in which salmon spawn is clearly distinct à 6»).

Saumon Bennet
Photo du saumon de l'abri du poisson, surlignée par Bennet Bacon (2023: fig. 1-f).


Est-ce à dire que, pour faire concorder les données naturelles avec leur thèse, ils auraient calculé la moyenne entre les sept traits et les cinq points? Quoi qu'il en soit, ce poisson a l'aspect d'un «bécard», c'est-à-dire d'un saumon mâle à l'époque du frai, et il a été suggéré que les traits verticaux pourraient représenter sa nageoire dorsale (Breuil & Saint-Périer 1927) bien qu'étant déconnectés du corps par un grattage de la paroi (Peyrony 1932, Roussot 1984: 17). Quant aux points, ils représentent très probablement les mouchetures caractéristiques de cet animal et d'autant mieux connues des pêcheurs qu'elles s'élargissent à mesure que ce poisson remonte les rivières (voir p. ex.
ici).

À Lascaux, nos auteurs retiennent 28 associations signe-animal, en s'appuyant sur diverses publications, tout en attribuant à Denis Vialou un relevé qui est en réalité de l'abbé Glory (Bacon et al. 2023: fig. 2-b). Cependant, ils ignorent les travaux que Denis Tauxe a consacrés à l'inventaire des signes de cette grotte, en particulier sa thèse (Tauxe 1996, 1999, 2004, 2007). Or, dans la synthèse la plus récente de Denis Tauxe, on peut lire que:

«Malgré la très grande difficulté d’attribuer tel signe à tel ou tel animal, en raison d’innombrables superpositions dans l’Abside en particulier, nous retenons dans tout le dispositif pariétal: plus de deux cents liaisons entretenues par le cheval, le cerf un peu plus de cent fois, l’aurochs moins de cent fois, l’animal indéterminé plus de soixante fois, le bison et le bouquetin une vingtaine de fois chacun. Sur un plan quantitatif, le nombre des signes juxtaposés (303 exemples) est plus important que celui des signes superposés (241 exemples)» (Tauxe 2007: 252).

La publication de Bennet Bacon et al. se voulant statistique, on ne peut dès lors que s'interroger sur l'intérêt de ne retenir que 28 associations sur plus de 500 répertoriées.

S'agissant maintenant des signes en «Y», Bacon et al. donnent en premier exemple celui qui se trouverait au contact d'un cheval de Pair-non-Pair, avec l'illustration suivante:

Daleau Pair non Pair (Bennet fig. 2)
Gravure de Pair-non-Pair, telle que publiée par Bacon et al. (2023: fig. 2-a) qui attirent l'attention sur les deux traits et le «Y» au contact d'une patte antérieure de l'animal.

Ces auteurs utilisent ici la gravure découverte par François Daleau, et que ce dernier avait ainsi dessinée dans son carnet de terrain:

Daleau Carnet
Pas du carnet de terrain de François Daleau, à la page du 31 août 1896. Il y relate sa découverte d'un «quadrupède» gravé (DAO JLLQ d'après Fraenkel 2007, fig. 7; voir aussi Le Quellec 2022: 49-50).


Le problème est que le même François Daleau, lorsqu'il a publié cette figure dans la
Revue Archéologique de Bordeaux en 1896, n'a reproduit aucun «signe» au contact des pattes de l'animal:

Daleau 1896 pl. VIII-A.
La même gravure, telle que publiée dans Daleau 1896: pl. VIII-A.


C'est qu'en réalité, ces traits et ce «Y» ne sont que des altérations naturelles de la roche, et qu'il n'y a pas lieu de les retenir dans un inventaire des «signes», ainsi qu'il apparaît notamment sur la photo publiée par Christian Zervos (1959: 134, fig. 36):

Zervos
La même gravure, telle que publiée dans Zervos 1959: 134.



L'exemple du cheval de Comarque est également des plus malheureux. Les auteurs s'appuient sur un «croquis synthétique» de Brigitte et Gilles Delluc:

Comarque 1
Croquis synthétique d'un cheval de Comarque, publié par Delluc et al. (1981: fig. 39).

Ils négligent (sans s'en expliquer) le relevé analytique présentés par ces auteurs dans la même publication… et qu'ils ne peuvent donc ignorer, pas plus, du reste que la photographie qui figure dans le même article. Or ces deux documents montrent clairement que le prétendu «Y» qui serait situé sur le poitrail du cheval est totalement imaginaire. Ce que les auteurs ont pris pour le signes qu'ils recherchent se compose de deux traits jointifs, qui divergent légèrement à une extrémité, et qui ne peuvent être considérés comme une marque distincte de l'image, puisqu'ils sont constitutifs du contour du cheval:

Comarque 3
Comarque 2
Photo et relevé analytique du cheval de Comarque (Delluc et al. 1981: fig. 39-40)



Un autre exemple provient de Sotarriza — et non Sotarizza comme indiqué par Bennet
et al. — où un cheval serait associé à plusieurs signes en «Y» si l'on en croit nos auteurs:

Sotarriza d'après Bennet
Cheval de Sotarriza qui serait associé à plusieurs signes en «Y», tel que publié par Bacon et. al. (2023: fig. 2-c).


Il suffit de se reporter à la photo publiée en 2010 par César González Sainz et Carmen San Miguel Llamosas, et au relevé qu'ils en donnent, pour immédiatement constater que les «Y» signalés par Bennet
et al. sont parfaitement imaginaires:

Sotarriza photo

Sotarriza relevé
Photo et relevé du cheval de Sotarriza publié par César González Saenz et Carmen san Miguel Llamosas. (2010: 317-318).


Pour Labastide, Bennett Bacon annote un croquis de Jacques Omnès qui n'est pas fiable, car il diffère sensiblement de la photo publiée dans la monographie (Omnès 1982) [2].

Labastide 1
Gravure de Labastide, d'après un croquis de Jacques Omnès surlignée par Bennett Bacon (2023: fig. 2-d).



Le dernier exemple cité est une plaquette gravée de Parpalló, où Bennett Bacon indique la présence d'un «Y» sur la cuisse d'un «cheval», en s'appuyant sur un croquis de Francisco Javier Fortea Pérez (1978):

Parpallo 1
«Y» supposé se trouver sur la cuisse d'un quadrupède gravé à Parpalló, d'après Bacon et al. (2023: fig. 2-f)

Or, la publication de référence pour les plaquettes de Parpalló est la monographie de Valentín Villaverde Bonilla, qui est d'une «qualité qui suscite l'admiration» (Delporte 1995) et qui fait donc autorité. Or le relevé de Valentín Villaverde indique nettement l'existence en cet endroit d'un «V», et certainement pas d'un «Y»:

Parpallo 2
Relevé de la même plaquette par Valentín Villaverde Bonilla
(2009, II: 180, n° 18830).



Le retour aux documents originaux est donc dévastateur pour la thèse soutenue dans cet article, qui illustre parfaitement l'adage «
Garbage in, garbage out», car il apparaît que cette étude statistique est en grande partie basée sur des données erronées ou même inexistantes.




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1. Guthrie semble indécis, car il les associe plus loin à l'un de cerfs (2005: 273-F).
2. Renseignement de Paul Bahn (
in litt., 13-I-2023).



Bibliographie


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