Encore la proto-écriture paléolithique.
Bacon Bennett, Azadeh Khatiri, James Palmer, Tony Freeth, Paul Pettitt, & Robert Kentridge 2023. «An Upper Palaeolithic Proto-writing System and Phenological Calendar.» Cambridge Archaeological Journal, First View 1-19 (https://doi.org/10.1017/S0959774322000415).
Cette nouvelle défense d'une «proto-écriture» du Paléolithique récent arrive cette fois emballée dans un «storytelling» qui n'a pu que contribuer à son succès dans les médias. Ceux-ci nous content l'histoire d'un modeste amateur qui a passé 20.000 heures de son temps libre à étudier l'art préhistorique, et qui est parvenu à résoudre, seul, une énigme sur laquelle tous les spécialistes s'étaient cassé les dents depuis plus d'un siècle.
Voici la version de ce conte donnée par The Guardian:
(«Ben Bacon a passé d'innombrables heures à essayer de décoder le système de "proto-écriture", qui serait antérieur d'au moins 10 000 ans aux autres systèmes d'enregistrement équivalents. Il a présenté sa théorie à une équipe d'universitaires qui l'ont encouragé à la poursuivre, bien qu'il soit "en fait une personne de la rue", a-t-il déclaré.»)
Voici la version de la BBC:
(«Un restaurateur de meubles londonien a été crédité d'une découverte cruciale qui a permis de comprendre pourquoi les chasseurs-cueilleurs de l'ère glaciaire dessinaient des peintures rupestres.»)
On se souvient de l'histoire comparable du dessinateur Bertrand David qui, seul, avait cru résoudre le mystère de la réalisation de l'art des cavernes, en l'expliquant par la technique des ombres chinoises. Un livre en résulta, modestement intitulé "La plus vieille énigme de l'humanité", et son succès médiatique fut considérable, malgré sa totale vacuité. J'en avais alors publié ce rendu compte dans La Recherche:
Le Quellec Jean-Loïc 2013. «Mythe de la caverne.» La Recherche 475: 89.
Aujourd'hui, Bennett Bacon et ses co-auteurs ont publié leurs résultats dans la prestigieuse revue Cambridge Archaeological Journal.
Les auteurs s’appuient sur les interprétations de Norbert Aujoulat pour accepter l’idée que «La saisonnalité, en particulier celle liée à la procréation, était une caractéristique majeure des premiers arts figuratifs» — ce qui, dès le départ, est discutable. Avec un art consommé de l'oxymore, ils considèrent «incontestable de supposer» (uncontroversial to assume) que les signes «notent des informations telles que le passage du temps et les événements». Ils s’estiment donc en droit de partir de «l'hypothèse incontestable que les points/lignes représentent des nombres» (the uncontroversial assumption that dots/lines represent numbers). Commencer en affirmant que ses hypothèses de départ seraient incontestables n'est peut-être pas la meilleure façon de procéder, mais passons. Disons plutôt qu'il s'agit de postulats, qu'il est tout à fait possible d'accepter comme tels. Ou non.
Les auteurs s’intéressent alors aux «signes non figuratifs du Paléolithique récent d'Europe associés à des représentation animales», en se concentrant plus particulièrement sur les séries de bâtonnets et de points, et sur les signes où «une seconde ligne diverge d'une première», et qu’ils appellent signes en «Y». Leur hypothèse est donc que l’association de certains nombres à certaines espèces animales particulières doit être signifiante.
Or, rappellent opportunément les auteurs, «la connaissance du calendrier des migrations, de l'accouplement et de la mise bas est une préoccupation centrale du comportement du Paléolithique supérieur, dont la distribution et le calendrier dépendaient entièrement de ces ressources». Il est donc légitime de supposer que de telles données numériques devraient enregistrer des informations sur le calendrier de ces périodes de migration, de rassemblement / accouplement et de mise bas dans le cycle annuel.
Ils poursuivent en notant: «Comme aucune des séquences de notre base de données ne contient plus de 13 marques, elles sont cohérentes avec les 13 mois lunaires d'une année. Par conséquent, nous supposons que ces séquences transmettent des informations notées en unités de mois sur les taxons animaux qui leur sont associés. En d'autres termes, elles présentent les informations éthologiques comme un calendrier saisonnier.»
Le calendrier paléolithique est donc supposé avoir été lunaire, et les auteurs imaginent que son départ se serait situé à la «bonne saison», c’est-à-dire au printemps (ils utilisent l'expression «bonne saison» en français dans le texte, comme terme zoo-archéologique pour désigner la fin de l'hiver et le début du printemps). Les points et bâtonnets indiqueraient alors le nombre de mois lunaires après le début ladite «bonne saison», et ce nombre correspondrait à la date des événements importants liés au gibier (on oublie au passage que le bestiaire figuré n’est pas la représentation de la faune consommée). Il supposent aussi que le signe Y indiquerait la mise bas, en raison de son symbolisme, car «une (ligne) devient deux (lignes) ou deux jambes séparées» [either one (line) becomes two (lines) or two parted legs] ce qui me semble très capillotracté, notamment quand il s'agit de poissons!
Pour tester cette hypothèse, trois événements sont étudiés à partir de la faune actuelle: mise bas, migration de printemps, accouplement, migration d’automne, pour huit espèces (cheval, bison, aurochs, rennes, cervidés, éléphants, oiseaux, saumons), et les périodes concernées sont indiquées par un nombre correspondant au mois lunaire du calendrier paléolithique posé en hypothèse.
Il apparaît que la Naissance se situe majoritairement dans les mois 1 et 2, sauf pour les éléphants et les oiseaux (mois 1 à 3) ou les saumons (mois 7 à 10), que l’accouplement se situe dans les mois 2 à 5 pour les chevaux, 4-5 pour les bisons, 4 pour les aurochs, 4 à 6 pour les éléphants, et qu'il est plus tardif pour les rennes (6,5 à 7,5) et les cervidés (7 à 7). La migration de printemps se déroule très généralement dans les mois 13 et 1, c’est-à-dire à la «bonne saison», autour du début de l’année ou à la fin de la précédente (sauf pour les saumons, mois 3 à 6, et sauf bien sûr pour les animaux non migrateurs). La migration d’automne survient aux mois 5 à 7, un peu plus tard pour les aurochs (mois 7- à 9) et les cervidés (mois 8 et 9).
Il suffit alors de comparer ces nombres à ce qu’on observe dans les séries de bâtonnets et de points associées aux mêmes espèces sur les images pariétales. Selon les auteurs, la correspondance est flagrante, comme le montre leur Fig. 3:
Figure 3 des auteurs et traduction de sa légende: Le nombre de marques dans les séquences de lignes/points par groupe analytique (c'est-à-dire la longueur des séquences), exprimé en mois lunaires par rapport à la bonne saison (où 1 = fin mai/début juin). Les barres sous les graphiques représentent la chronologie des principaux événements du cycle de vie annuel des taxons sur la base de parallèles éthologiques modernes. Afin d'illustrer les pics de la distribution des fréquences, nous avons ajusté des modèles de mélange gaussiens doubles à chaque ensemble de données (ligne pleine ; si l'ajustement gaussien double ne convergeait pas, nous avons ajusté une gaussienne simple à la place) en plus des fréquences observées (barres ouvertes) pour chaque nombre de marques dans une séquence de points ou de lignes pour chaque mois lunaire de l'année.
Malheureusement, dans les figures, les dates de migrations ont disparu, alors qu’il nous avait été précédemment expliqué qu’elles étaient très importantes pour les sociétés de chasse-cueillette. Or ce sont les événements qui correspondent aux nombres les plus élevés dans le calendrier hypothétique des auteurs. Et il se trouve que les nombres élevés sont les moins représentés dans les séries de signes du Paléolithique. Pour obtenir une correspondance entre données éthologiques et nombre de signes dans les séries, les auteurs ne retiennent donc que les événements éthologiques correspondant aux mois dont le numéro est le moins élevé, c’est-à-dire l’accouplement et la naissance.
L'ensemble du raisonnement souffre ainsi de plusieurs difficultés:
1/ Nulle part les auteurs ne s’interrogent sur les associations qu’ils étudient. Pourtant, quand commence une association? Sur quels critères la différencier d’une simple juxtaposition? Est-on bien toujours certain de la contemporanéité du signe et de l’animal? Les réponses à ces questions, qui sont tout sauf évidentes, auraient dû constituer un préalable indispensable à toute tentative de démonstration, de même qu'une discussion sur la validité des sources utilisées, qui sont disparates et souvent de seconde main. C'est particulièrement évident pour ce que les auteurs identifient comme signe en «Y», avec des occurrences très discutables.
2/ Quoi qu’on en pense, l’hypothèse selon laquelle les séries de signes associées (?) aux représentations animales témoigneraient de l’emploi d’un calendrier lunaire, et auraient noté des informations sur la migration et la période d’accouplement n’est pas nouvelle: elle a déjà été développée en 2021 par Bernie Taylor dans un article que les auteurs ne mentionnent pas («Lunar Timekeeping in Upper Paleolithic Cave Art», Praehistoria 3(13): 215-232). Bien sûr, il est toujours possible de passer à côté d'une référence, et celle-ci fut peut-être publiée après la soumission de l'article au Cambridge Archaeological Journal, mais on peut en douter, puisque les auteurs citent plusieurs références parues en 2022.
3/ Les auteurs disent partir du fait qu’aucune séquence de leur corpus ne comporte plus de treize signes similaires, d’où l’idée d’une notation calendaire basée sur le cycle lunaire. Mais lorsqu’on se reporte à leur propre corpus, on découvre que la réalité est toute différente, car ils ont tout simplement éliminé de leur étude tout ce qui est susceptible de la contredire. En effet, dans ce corpus, on remarque une séquence de 59 signes, deux de 29, trois de 16, et des séquences de 14, 17, 20, 28 sont attestées chacune une fois. Les auteurs disent avoir éliminé les cas «problématiques», mais dans leur fichier (en accès libre: merci!) ceux-ci sont marqués soit par une note indiquant «excluded», soit par un point d'interrogation, ce qui n'est pas le cas de ces occurrences à plus de treize signes.
4/ Après cette sélection arbitraire des données comprenant un nombre de signes égal ou inférieur à 13, les auteurs établissent une corrélation entre les nombres indiquant leur fréquence d'une part, et d'autre part le numéro du mois de leur hypothétique calendrier paléolithique correspondant au pic de fréquence d’événements éthologiques eux aussi arbitrairement sélectionnés (puisque les migrations en ont été éliminées sans explication). Même en ignorant tous les problèmes que cela pose, le résultat présenté reste de l’ordre d’une corrélation, non de la démonstration d’une relation signifiante.
5/ Ce que montre surtout le corpus des auteurs, c’est que les séquences de signes similaires de très loin majoritaires sont celles qui ne comportent que trois ou quatre éléments. Cette observation n’est pas nouvelle* et peut recevoir plusieurs explications. La plus simple est que si l’on a bien à faire à un système de numération, alors il est du type à une dimension, c’est-à-dire qu’un tracé (point ou bâtonnet) correspond à une unité, deux tracés à deux unités, etc. Ce type de système ne nécessite l’acquisition d’aucun code complexe, mais il n’est vraiment efficace que jusqu’à quatre unités, ce qui suffit à expliquer la prévalence numérique du trois et du quatre dans les séries considérées. En effet, celle-ci est liée à la subitisation, qui est la capacité d’évaluer le nombre de petits éléments d’un seul coup d’œil… ce qui n'est humainement possible que jusqu'à quatre si l'on ne regroupe pas les signes selon une organisation connue (comme le cinq et le six sur un dé).
Fréquence des occurrences de séries de signes similaires, en fonction du nombre de signes, d'après les données des auteurs, une fois éliminées toutes celles qu'ils estiment douteuses. Le maximum se situe à 3 et 4 signes similaires, et plus les signes sont nombreux, moins les occurrences sont fréquentes, ce qui est attendu dans un système de notation des nombres de type D1, quel que soit son usage (calendaire ou autre).
6/ Enfin, l'interprétation de l'art pariétal ici soutenue par les auteurs relève de la catégorie «pédagogique», ou «mnémotechnique» qui suppose qu'une notation aurait été nécessaire pour transmettre des traditions liées à la chasse, par exemple dans le cadre d'une initiation. Mais, ainsi que je l'explique dans La Caverne originelle, comment croire à l'utilité pratique de noter au fond d'une grotte, et souvent dans des lieux difficiles d'accès, ou très peu visibles, ou accessibles à seulement une ou deux personnes, des informations telles que la période de mise bas des bisons?
(*) Les auteurs notent bien que: «Hunting magic, shamanism, other ‘umbrella theories’ and, for that matter, random chance, do not provide an explanation for the redundancy of the number four in many images (Bahn Reference Bahn, Bahn and Rosenfeld1991, 1–13)».