Comment ça, des tik-tokeuses rupestres?

Un détail des peintures de Tamaǧert circule sur les réseaux, accompagné, le plus sérieusement du monde, d'un commentaire complètement farfelu.
Depuis quelques jours l'image ci-dessous (non créditée — on est sur Internet, hein, pourquoi se gêner?) circule sur les réseaux (Facebook et X ex-Twitter), parfois légendée par des internautes comme figurant des «tik-tokeuses de la Préhistoire» ou des «pin-ups pariétales»:

Capture d’écran 2024-10-03 à 10.58.07
Posté sur FaceBook par la compte «Museum of Artefacts».

Une version en français a été publiée sur le réseau Reddit:

Capture d’écran 2024-10-03 à 11.02.13
Posté sur Reddit.


À chaque fois cette image a été diffusée, accompagnée du même texte ou de sa traduction, par des comptes qui se présentent comme spécialisés en archéologie: l'un s'appelle «ArchaeologyWorld», un autre s'intitule «Museum of Artefacts», un troisième est tenu par quelqu'un qui se présente comme «Chercheur et auteur avec un profond intérêt pour l'histoire ancienne, titulaire d'un doctorat (PhD) en Histoire avec spécialisation en archéologie», et plusieurs des personnes qui relaient ces publications se disent elles-mêmes «spécialistes». Les commentaires vont bon train, l'un d'eux disant par exemple que «
déjà à l'époque [les tik-tokeuses] n'avaient pas de tête et les fesses étaient mises en valeur». J'en passe, et des pires.

Or cette image avait déjà été publiée, dans un cadrage plus large, sur
un site qui l'attribue à Alain Sèbe, et qui donne, pour la peinture, une date de «3000 ans avant J.-C.»:

Capture d’écran 2024-10-03 à 11.56.40

Le problème est que ce cadrage plus large résulte lui-même d'un sévère recadrage de la photo originale. Celle-ci se trouve dans le livre d'Alain Sèbe intitulé Tikatoutine, 6000 ans d'art rupestre saharien (oui: 6.000 et pas 16.000). La voici:

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Photo d'Alain Sèbe publiée dans Tikatoutine.


Le site où ce cliché a été réalisé s'appelle Tama
ǧert, et il se trouve dans la Tasile-n-Ăžžǝr en Algérie (Tasile, francisé en Tassili, est un mot touareg féminin signifiant «massif»).

À Tama
ǧert se trouve un abri-sous-roche déjà signalé dans les années 1930 et qui contient de nombreuses peintures très bien conservées. Il est présenté sur le site des Amis de l'art rupestre saharien. Se rendre sur place permet de découvrir que la photo d'Alain Sèbe, pour excellente qu'elle soit, ne montre qu'un détail d'une des parois, dont voici une vue plus large:

Capture d’écran 2024-10-03 à 12.16.13
Photo Marie-Jean Nezondet.


Le contexte de l'image est très nettement «Équidien» ou «Caballin», c'est-à-dire que l'ensemble de ces figures, très homogène, appartient à la période durant laquelle des chevaux étaient élevés en plein cœur du Sahara central, où ils servaient notamment à tirer des chars… dont plusieurs figurent sur la même paroi.

L'absence de tête n'en est pas vraiment une. Les spécialistes des images rupestres sahariennes parlent de «tête en bâtonnet», quand celle-ci paraît réduite à un seul trait. Généralement, ce type de figure s'explique du fait que seule la teinte ocre, plus résistante, est parvenue jusqu'à nous, alors que d'autres, comme le jaune ou le blanc, ont disparu. Le «bâtonnet» est l'élément central, qui seul a survécu, d'une tête qui était figurée en aplat plus clair. Ainsi que le notait Alfred Muzzolini (1995: 140),

«quelques rares peintures bien conservées montrent que ce bâtonnet, en principe ocre, a parfois servi de support au dessin d'une vraie tête, un peu plus naturaliste, exécutée avec un pigment différent, fragile, aujourd'hui disparu.»

Chez le groupe des «Équidiens», les figurations humaines répondent à un stéréotype selon lequel les hommes portent une courte tunique serrée à la taille et à base évasée, alors que les femmes portent des robes longues proches du corps, voire moulantes. Les conducteurs de chars portent très généralement ce type de courte tunique. Voici un l'un de ceux du même site de Tama
ǧert:

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Photo Marie-Jean Nezondet.


En voici un deuxième, toujours du même site:

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Photo Marie-Jean Nezondet.


Il en existe beaucoup d'autres, comme celui-ci, qui se trouve sur la rive droite de l'oued Ăsarar, toujours dans la Tasile-n-Ăžž
ǝr, et sur lequel on distingue bien la tête indiquée par un aplat rosâtre plus fragile entourant le «bâtonnet» réalisé avec un pigment plus résistant:

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Photo Frédérique Duquesnoy.


La période dite «caballine» ou «équidienne» ne remonte pas au-delà du premier millénaire avant l'ère commune. Selon les travaux les plus récents, les chars apparaissent au Sahara central vers le septième siècle AEC
(«Avant l'Ère Commune»), et l'image du départ ne peut donc en aucun cas avoir «16.000 ans».

Enfin, pour quiconque s'étonnerait de la présence de chars tractés par des chevaux en plein Sahara, je renvoie aux travaux d'Yves Gauthier, et notamment à sa carte de répartition des figurations sahariennes de chars:

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D'après Yves Gauthier 2018, fig. 128.


Une fois de plus c'est une ânerie de la plus belle eau qui circule sur les réseaux à propos d'images rupestres. Il est impossible de les corriger toutes, car, ainsi que le disait Claude Lévi-Strauss, «Si l'on n'en était écœuré par avance, rectifier des erreurs, fût-ce seulement les plus grossières, pourrait devenir un travail à plein temps».


Quelques sources pour en savoir plus:

Allard-Huard Léone, & Paul Huard 1985. Le Cheval, le fer et le chameau sur le Nil et au Sahara. Le Caire: Éditions et Publications des Pères Jésuites en Égypte (Études scientifiques), 87 p.

Gauthier Yves, & Christine Gauthier 2011. «Des chars et des Tifinagh: étude aréale et corrélations.»
Les Cahiers de l'AAARS 15: 91-118.

Gauthier Yves, & Christine Gauthier 2015. «Nouvelles figurations de chars sahariens: technicité et positionnement chronologique relativement au style de Tazina.»
Les Cahiers de l'AARS 18: 5-70.

Gauthier Yves, & Christine Gauthier 2018. «Petit manuel d’attelage: gravures et peintures de chars sahariens.»
Les Cahiers de l'AARS 20: 37-88.

Kunz Jürgen 1982. «Contribution à l’étude des chars rupestres du Tassili-n-Ajjer occidental.»
In Gabriel Camps, & Marceau Gast [Ed.], Les Chars préhistoriques du Sahara : archéologie et techniques d'attelage : actes du colloque de Sénanque, 21-22 mars 1981, p. 81–96 p. Aix-en-Provence: Université de Provence.

Müller-Karpe Andreas 1980. «Eine Quadriga-Darstellung in der Zentral-Sahara.»
Beiträge zur allgemeinen und vergleichenden Archäologie 2: 359-379.

Muzzolini Alfred 1990. «Au sujet de: la datation des chars au ‹galop volant›.»
Sahara 3: 115-118.

Muzzolini Alfred 1992. «The "Chariot Period" of the Rock Art Chronology in the Sahara and the Maghreb: a Critical Reappraisal of the Traditional Views.» In Michel Lorblanchet [Ed.], Rock Art of the Old World (AURA Congress, Darwin, 1988), p. 9–31.

Muzzolini Alfred 1994. «Les chars au Sahara et en Égypte. Les chars des "Peuples de la Mer" et la "vague orientalisante" en Afrique.»
Revue d'Égyptologie 45: 207-234.

Muzzolini Alfred 1995.
Les images rupestres du Sahara. Toulouse: A. Muzzolini, 447 p., 515 fig.

Roset Jean-Pierre 1993. «La période des chars et les séries de gravures ultérieures dans l'Aïr, au Niger.»
Memorie della Società Italiana di Scienze Naturali e del Museo Civico di Storia Naturale di Milano 26(2): 431-446.

Spruytte Jean 1986. «Figurations rupestres sahariennes de chars à chevaux. Recherches expérimentales sur les véhicules à timons multiples.»
Antiquités africaines 22: 29-55.

Spruytte Jean 1966. «Les chars et les chevaux de Tamajert. Contribution à l’étude des peintures rupestres du Tassili-n-Ajjer.»
Bulletin de la Société Royale d’Anthropologie et Préhistoire 76: 73-78.













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