WYSIWYG aussi pendant la préhistoire ?

Une lecture des plus naïve de l'art des cavernes séduit toujours certains journalistes. En contribuant à la promouvoir, ils renforcent une vision obsolète de la Préhistoire.

WYSIWYG est l’acronyme de l’expression anglaise « What you see is what you get » utilisée par les programmeurs pour désigner un système dans lequel le document visible à l’écran ne diffère pratiquement pas de ce que l’on pourra obtenir en l’imprimant. De la sorte, « on a ce que l’on voit », et rien d’autre, sans surprise. Plusieurs thèses pouvant être résumées par cet acronyme ont été exposées pour les arts rupestres en général, et l’art des grottes en particulier: il n’y aurait rien d’autre à y rechercher que ce que l’on y voit. « Les parois des grottes portent des milliers de figures animalières? », semblent nous dire les partisans d’une herméneutique de l’évidence, «eh bien, il n’y a nul mystère à cela, ce sont des figures animalières, un point c’est tout, et si mystère il y avait, il se trouverait plutôt dans la façon de les réaliser.

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Il serait inutile de s’attarder sur une lecture aussi simpliste, si elle n’avait récemment reçu le support d’un ouvrage dont les médias se sont hélas très largement fait l’écho: La plus vieille énigme de l’humanité, par Bertrand David et Jean-Jacques Lefrère. Pour ses auteurs, l’énigme en question, qu’il pensent avoir résolue, est celle de la réalisation des œuvres, pas celle de leur fonction ou de leur signification. Dès le début de leur livre, l’auteur principal (B. David) avoue ne connaître « rien de plus sur les peintures préhistoriques que ce qu’en sait le grand public » et, de fait, l’ouvrage fourmille d’erreurs et témoigne d’une ignorance abyssale du sujet qu’il entend traiter, par exemple quant au nombre réel de grottes ornées connues, ou lorsqu’il est affirmé, contre toute évidence, que « la plupart des dessins gravés sur des objets retrouvés datant de cette longue période [du Paléolithique supérieur]… témoignent généralement d’une maladresse ou d’une hésitation d’exécution qu’on ne retrouve pas sur les dessins pariétaux » -- pour juger de l'inanité de cette affirmation, il suffit de jeter un œil sur le renne ci-dessous, gravé sur une plaque de calcaire d'environ 12 cm trouvée dans la grotte de La Marche (Vienne):

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Autres affirmations ne tenant aucun compte de la réalité observable: les artistes paléolithiques ne s’en seraient jamais tenus qu’au contour des animaux, et sur ceux-ci les traits anatomiques internes ne seraient «indiqués que grossièrement». Pourquoi un tel bêtisier? Bertrand David est dessinateur, et ne peut imaginer que les hommes préhistoriques auraient pu pratiquer son art avec autant de talent que lui-même. Contrairement aux préhistoriens, il peut encore moins concevoir «une caste de dessinateurs se léguant un enseignement relativement poussé.» À ses yeux, la maîtrise des artistes préhistoriques est donc «aussi indéniable qu’inexplicable». Alors, pour lui, ce « mystère » s’expliquerait simplement du fait que ces artistes se contentaient de tracer le contour d’ombres projetées sur les parois à partir de petits patrons découpés ou sculptés, et qu’ils n’avaient donc aucun besoin d’apprendre à dessiner. Qu’importe si les magnifiques chevaux de Pech Merle ne présentent aucun trait de contour et furent réalisés par crachis, ainsi que l’a démontré Michel Lorblanchet! Qu’importe si, le dessinateur ou peintre se trouvant contre la paroi, c’est sa propre ombre qu’il aurait vue plutôt que celle de la statuette se trouvant derrière lui! Qu’importe si, dans la grotte Chauvet, le détail des museaux, des yeux et même les vibrisses des animaux est rendu avec un très haut degré de vérisme alors qu’il n’est nul besoin de recourir à des ombres chinoises pour cela! Qu’importe si, comme le rappelle Romain Pigeaud, les artistes qui ont orné le grand plafond de Rouffignac opéraient dans un espace si bas qu’ils ne pouvaient y travailler qu’en étant allongés! Qu’importe si, du fait de leur localisation dans les grottes, de nombreuses œuvres ne peuvent être embrassées d’un seul regard, ou sont même presque invisibles, comme c’est le cas pour un cheval du Pergouset, gravé à l’aveugle dans une diaclase de vingt centimètres de large, si bien que même son auteur, qui a réalisé cette œuvre à bout de bras et en se tenant à genoux, n’a pas pu suivre le progrès de son travail!

Nos deux auteurs sont tellement fiers d’une explication si invraisemblable qu’ils se demandent, à plusieurs reprises: «
pourquoi n’y a-t-on pas pensé avant?», allant même jusqu’à s'étonner: «mais non, pas la moindre mention dans les ouvrages spécialisés, fût-ce sous la forme d’une allusion enfouie dans quelque note en bas de page ou de fin de volume. »

Or il est aisé de contredire cette outrecuidance, puisqu’en 2005, sept ans avant la sortie de leur livre, Michel Grangeon écrivait, dans un article intitulé
Lacan préhistorien amateur avisé: «On peut se demander comment certaines figures de grande dimension ont pu être élaborées à la lumière vacillante de torches de résineux ou de faibles lampes à huile. Ajoutant notre pierre à cet édifice d’hypothèses de farfelus rêveurs, soutenons qu’il est possible que Platon, dans son dénigrement de l’image, offre en passant une solution technique à la réalisation de tels décors aussi somptueux et homogènes. Une figure en peau ou en fibres tressées préalablement préparée et renforcée par quelques baguettes collées à la résine aurait pu être projetée à la manière les marionnettes orientales sur la paroi par une lampe posée derrière elle et son contour aurait ainsi guidé sûrement le tamponnage, le soufflage, le pinceau ou le silex de l’artiste, la distance de la source de lumière à l’effigie réglant à volonté les dimensions de l’ombre portée». Sans se prendre au sérieux davantage, il ajoutait qu’«il s’agit d’un procédé simple dans sa réalisation, qu’à ma connaissance, je n’ai pas vu mentionner».

Michel Grangeon a eu l’honnêteté de livrer la source de son idée, qui n’est autre que le mythe de la caverne, tel que rapporté par Platon
(La république, Livre VII, 514-515):

«
Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; […] la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles […] Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière […] penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face?»

La thèse de David et Lefrère est un mixte de ce mythe et de celui de la naissance de l’art pictural, ainsi narré au premier siècle par Pline l’Ancien:

«
Le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher.»

Ce récit fut très tôt repris par
Athénagore, l’un des Pères de l’Église:

«
Saurius inventa le dessin, en traçant au soleil l'ombre d'un cheval; Craton, la peinture, en imprimant sur une tablette blanche les diverses teintes de l'homme et de la femme; et Coré, enfin, la coroplastique. Cette dernière, éprise d'amour pour un jeune homme, traça, pendant qu'il dormait, son ombre sur un mur; et son père, charmé de voir une ressemblance si parfaite, découpa le dessin et le remplit d'argile (car il était potier).»
Athénagore 1838. «Apologie des Chrétiens.» In M. de Genoude (Ed.), Les Pères de l'Eglise Traduits en Français, Paris, Sapia , vol. 2, pp. 320).

Ainsi, loin d’être nouvelle et jamais mentionnée auparavant, la thèse de David et Lefrère est vieille d’environ deux millénaires! Elle est du reste très connue, et a inspiré de nombreux peintres.

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«L'origine de la peinture»
(Jean-Baptiste Regnault, 1785)

Pour nos deux auteurs, le procédé des ombres chinoises est tellement naturel qu’ils s’exclament, à propos du projet de restitution de la grotte Chauvet:

«
comment imaginer que l’on puisse avoir recours, pour refaire ces dessins à l’identique, à un procédé autre que celui employé si aisément par nos prédécesseurs du Paléolithique? Espérons que les promotteurs de cette réplique de la grotte Chauvet sauront mettre à profit ce moyen infiniment plus simple et surtout plus économique pour leur fac-similé

Décidément, ces deux herméneutes jouent de malchance: c’est
Gilles Tosello, à la fois dessinateur et préhistorien, qui a réalisé cette réplique en travaillant «de chic», et pour ce faire il a utilisé les mêmes techniques que les artistes paléolithiques, dont il est incontestablement l’un des meilleurs connaisseurs.



On ne peut imaginer plus cinglante réfutation aux propos de David et Lefrère.

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Et pourtant, cet été, Le Nouvel Observateur a sorti un numéro spécial sur «Les énigmes de l'art» (car, voyez-vous, il y a des énigmes en art, sachez-le!) qui fait la part belle aux âneries proférées dans le livre de David et Lefrère, en annonçant en couverture que l'on y livrerait les «derniers secrets sur Lascaux.» Et France-Culture a cru bon de s'en faire l'écho, non pas pour produire une émission critique, mais pour offrir le 7 août dernier une tribune à Bernard Géniès, responsable de ce dossier, qui en a profité pour déclarer: «Deux auteurs français ont émis une thèse qui est un peu discutée dans les milieux officiels, les milieux scientifiques. Cette thèse dit qu'en fait les hommes préhistoriques auraient dessiné les animaux que l'on sait, sur les parois des grottes, à Chauvet, notamment, à Lascaux, en s'aidant de petites figurines qu'ils auraient éclairées à l'aide de leur feu ou de leur torche, et cette ombre sur les parois leur aurait permis de délimiter en fait la silhouette des animaux qu'ils ont représentés. Alors évidemment, c'est une thèse qui est discutée, mais elle présente en tout cas des aspects de véracité.»

Eh bien non! cette «thèse» inepte n'est pas «un peu discutée» par les scientifique: elle a été irrévocablement réfutée, ce qui n'est pas du tout la même chose!

L'article du
Nouvel Observateur, qui répète sans sourciller toutes les sottises qu'on a résumées plus haut, prend soin d'ajouter que c'est grâce à leur statut d'amateurs que David et Lefrère ont pu «apporter un regard neuf sur cette grande question» (!), et non content d'avoir publié cette bêtise supplémentaire, il se termine sur la péroraison suivante: «il est vrai aussi que, voici moins d'un petit siècle et demi, les préhistoriens "officiels" considéraient l'art pariétal comme une supercherie­, insultant ainsi, bien plus gravement que les deux "projectionnistes", la mémoire artistique de nos ancêtres d'il y a deux cent vingt siècles

L'auteur de ces lignes (Fabien Gruhier) renforce auprès des lecteurs l'idée chère aux cranks, «
archéologues romantiques» et autres «alterscientifiques» (ainsi que les dénomme Alexandre Moatti), qu'il existerait une science «officielle» dont les représentants aigris passeraient le plus clair de leur temps à étouffer les découvertes d'amateurs géniaux. Et il retourne la situation en laissant entendre que ces mêmes préhistoriens «officiels» présenteraient une image réductionniste des artistes de la Préhistoire, alors qu'au contraire, ceux qui se comportent ainsi sont les deux auteurs dont il se fait le dévoué porte-parole, puisque ce sont eux qui refusent d'accorder aux peintres et graveurs des cavernes la capacité à dessiner à main levée.

Atterrant.



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