Y en a marre, de la religion préhistorique!
Ceux qui s’interrogent sur «les » religions préhistoriques ne se posent guère la question non plus, et l’on remplirait vite une petite bibliothèque avec les publications ayant des titres comme La religion préhistorique (Edwin Olivier James, Ariel Golan), La religion des origines (Emmanuel Anati), L’art et la religion des hommes fossiles (Georges Henri Luquet), Les Hommes Préhistoriques et la Religion (Étienne Patte), Les Religions des Préhistoriques (Frédéric-Marie Bergounioux et Joseph Goetz), Les Religions de la Préhistoire (Thomas Mainage, Paul Wernert, André Leroi-Gourhan, Emmanuel Anati) ou Préhistoire des religions (Frank Bourdier, Marcel Otte). À la fin des années 1950, André Leroi-Gourhan donnait un cours intitulé Art et Religion au Paléolithique supérieur, de nos jours Michel Lorblanchet évoque une «religion des grottes» comme d’autres imaginent une «Ur-Religion» et ce qui est frappant, c’est que tous ces auteurs se sont interrogés sur l’existence d’une ou plusieurs religions durant la Préhistoire et ont essayé de la définir, comme si l’emploi de ce terme allait de soi.
Or les notions de nature et surnature, propres à notre culture, sont liées à l’idée même de religion. Elles ne sont pas généralisables, et il n’y aucune raison particulière de les transposer a priori dans un lointain passé préhistorique. Jean Clottes et David Lewis-Williams ont défini la religion comme: «les croyances en des entités surnaturelles et les pratiques associées dont on croit qu’elles permettent le contact ces entités», et ils affirment que la question de l’existence d’une distinction entre «matériel» et «spirituel» durant la Préhistoire relèverait d’une tout autre question. Cette position est parfaitement contradictoire, puisque leur définition, utilisant la notion d’«entités surnaturelles», implique justement une distinction entre nature (monde matériel) et surnature (monde spirituel) dont rien n’indique qu’elle pourrait remonter au Paléolithique. Du reste, les mêmes auteurs admettent dans la foulée qu’«il est virtuellement impossible de distinguer entre ce qui était religieux et ce qui était séculier à cette époque».
À l’origine, le mot latin religio désigne un «scrupule» en général, de sorte que Plaute pouvait écrire: «il m’invite à dîner, j’ai eu scrupule (religio) et j’ai voulu refuser». Le dérivé religiosus «méticuleusement, scrupuleusement» a été particulièrement appliqué au culte, mais il désignait «une hésitation qui retient, un scrupule qui empêche, et non un sentiment qui dirige vers une action, ou qui incite à pratiquer le culte». On affirme souvent qu'à l'origine ce terme aurait voulu dire «relier» (au sacré), ce qui est impossible du point de vue linguistique, comme l’a démontré Émile Benveniste; il vient en réalité de re-ligere, où le verbe ligere signifie «recueillir, ramener à soi, reconnaître». La signification originelle de religere était donc «recollecter» au sens d’«avoir souci», être porté au scrupule». Ce sont les écrivains chrétiens et Pères de l’Église, comme Lactance, qui ont introduit l’explication de religo par religare «relier», conformément aux principes de leur nouvelle foi. Il est donc clair que le sens actuel de «religion» naît avec le christianisme, et c’est commettre un énorme anachronisme que d’utiliser ce mot pour désigner les mythes et rites préhistoriques.
Ce qui le prouve à l’envi, c’est l’examen des termes utilisés pour traduire cette notion dans des langues africaines ou orientales. Ainsi, dans celles du Burkina Faso, on utilise à cet effet des expressions introduites par les missionnaires pour désigner le christianisme et pour traduire la bible dans les langues locales, dans lesquelles n’existaient auparavant que des mots dérivés du radical voltaïque commun *cu ~ *ki/*ku connotant l’interdit, le rite, la norme, la prescription rituelle, en l’absence de tout mot ayant le sens que nous donnons à «religion». Dans aucune langue du Gabon (fang, lingala, nzébi…) n’existe de terme pouvant traduire la notion de « religion ».
En mandarin, zōng jiào (宗教) au sens de «religion» (et plus précisément «christianisme»), fut introduit à partir du Japon et sous l’influence occidentale. Il se compose de zōng (宗) «temple ancestral, lieu de rassemblement et de divination» et de jiào (教) «enseignement», et s’il est attesté depuis le sixième siècle, c’est avec le sens différent d’«enseignement ancestral», en lien du reste avec l’introduction du bouddhisme à cette époque.
Au Japon, on dit shū kyō (宗教), où shū (宗) signifie plutôt «principe», «doctrine» (pour désigner les écoles du bouddhisme), kyō (教) voulant dire «enseignement».
En Inde, le mot dharma (धभर्), couramment utilisé pour dire «religion», était propre à l’hindouisme et se rattache à la racine proto-indo-européenne *dher- «fixer, supporter»; en sanskrit, le dhárma, équivalent étymologique du latin firmus, c’est «la loi, la condition, la nature propre», et ce n’est que dans l’Inde coloniale que le sens de ce mot fut modifié, là encore sous l’influence des missionnaires chrétiens, pour englober la notion occidentale de religion.
En russe et dans les langues slaves, религия (religija) est un latinisme qui n’apparaît que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle pour décrire les populations catholiques, mais les premières traductions de la bible en langues slaves utilisaient вера (vera, de la famille du latin verus « vrai »)) «foi, croyance», закон (zakon) «régularité, loi» et благочестие (blagočestiye) «piété».
De plus, s’il avait existé quelque chose comme une «religion paléolithique», elle aurait été forcément polythéiste, comme ce fut le cas de toutes les sociétés du monde avant l’avènement des monothéismes dans une petite zone du Proche-Orient, et comme ce l’est toujours dans des milliers de cultures actuelles. Avant les monothéismes, tous les hommes avaient «le sentiment d’accomplir les rites avec leurs dieux et leurs ancêtres». L’utilisation du terme «religion» par les ethnologues et anthropologues a régulièrement conduit ces derniers à projeter, sur les cultures qu’ils étudiaient, des catégories extérieures à elles et inadaptées à en rendre compte, ce qui a conduit à universaliser artificiellement lesdites catégories.
Il en est de même des termes comme «sacré» et «sanctuaire», ce dernier étant très fréquemment utilisé pour qualifier les grottes ornées, par des préhistoriens qui devraient prendre garde aux connotations de ce terme, qui projette dans un lointain passé des valeurs apparues récemment. À ce titre, l’appel au «rôle sacré de l’espace naturel» apparaît comme un double contresens, constituant à la fois un anachronisme et une contradiction dans les termes. En outre, la notion de «croyance» devrait également être évitée car, outre qu’elle implique des jugements de valeur, il ne s’agit certainement pas d’une catégorie naturelle, universelle, dont l’emploi relèverait du constat. À éviter aussi, les oppositions du type nature/culture/surnature (voire «supranormal»).
L’usage de ces termes faussant l’approche a conduit à réifier nombre d’erreurs qui sont maintenant difficiles à corriger, et dont il est souhaitable que la liste ne soit ni prolongée, ni renouvelée par les préhistoriens.
--
NB: ce billet a été inspiré par la lecture de plusieurs publications récentes:
- Legendre, Pierre 2014. Tour du monde des concepts. Préface de Jean-Noël Robert. Postface par Suresh Sharma. Paris: Fayard, 448 p.
- Grimpret, Matthieu 2014. Les Sanctuaires du monde. Paris: Bouquins, 1092 p.
- Otte, Marcel & Jean Clottes 2012. «Les religions au Paléolithique supérieur.» Religions et Histoire 45: 39-45.