La paréidolie a encore frappé!
En 2005, un promeneur a cru reconnaître un fossile de dinosaure sur le bord de la route nationale RN 12 qui relie Azazga à Bouzgen, en Algérie, et il en a publié des photos sur un forum de voyageurs. D'abord une vue d'ensemble:
Puis un détail:
Les membres du forum s'étonnèrent de ce que rien ne soit fait pour sauvegarder ce site, et l'un d'eux suggéra d'avertir la presse. Le 4 septembre 2011, le quotidien algérien L'Expression publiait à ce sujet l'article suivant, signé Brahim Takheroubt :
«Sur la route, qui mène du village de Cheurfa vers la ville d'Azazga, existe, depuis des millions d'années, un dinosaure fossile bien incrusté dans une roche gréseuse au détour d'un virage. Le dernier témoin de la plus grande énigme de l'histoire de notre terre a été tué une seconde fois en Kabylie. C'est un citoyen du village de Cheurfa, déçu, qui a communiqué cette triste nouvelle à notre rédaction. Ayant régné sur la terre pendant 230 millions d'années, les dinosaures disparaissent totalement, il y a 65 millions d'années une extinction des plus énigmatiques de l'histoire de la planète Terre. Ils ont vécu aussi en Algérie où subsistent encore quelques rares niches archéologiques particulièrement à Aïn Sefra et en partie en Kabylie dont la niche d'Azazga. Si l'extinction extrêmement rapide des dinosaures demeure l'un des plus grands mystères jamais résolu par les scientifiques, la disparition du fossile à Azazga a une explication: des déprédations humaines. Une absurdité qui risque d'emporter d'ailleurs même les figuiers dont les cendres sont utilisées pour la fabrication du tabac à chiquer. A Azazga, les tailleurs de pierre ont fait en quelques jours ce que la nature n'a pu accomplir en 230 millions d'années.
La pierre taillée suscite, ces derniers temps, un engouement prononcé chez les citoyens à Tizi Ouzou. Avec beaucoup d'adresse, hiver comme été, les tailleurs d'Azazga, Ifigha, Bouzguène et Yakourène, disposant de grands gisements de roches, s'apprêtent à chaque coin de rue au façonnage du matériau dans un nuage de poussière extrêmement nocive. Ce métier à risque et à dégâts est devenu une véritable industrie. Un forte demande exercée sur ce produit très recherché pour la décoration des façades des habitations et des devantures des locaux commerciaux.
Selon quelques estimations, chaque tailleur produit quotidiennement une moyenne de 1,5 mètre carré de pierre taillée. Le prix de l'unité considérée fluctue actuellement entre 3000 et 4500 DA pour la pierre taillée simple (dégrossie et polie, et entre 6000 et 8000 DA pour la pierre taillée sculptée en relief, en fonction de la forme, de la couleur et des motifs utilisés pour la décoration du matériau.
Il y a même une rivalité qui s'est créée entre les riches commerçants de la région adeptes de la fantaisiste décoration et du m'as-tu-vu. Plus encore, il semblerait que la renommée de la pierre de Kabylie a dépassé les frontières de la wilaya. Ce matériau est sollicité par des citoyens venant d'Alger, de Sétif, de Jijel et même d'Oran, assure-t-on. Avant d'être un objet d'ornement architectural, la pierre, des grès pour les géologues, est loin d'être une vulgaire roche. Quand ces roches renferment des fossiles visibles, ce sont de véritables témoins d'une histoire qui dépasse de très loin l'échelle humaine. Par ignorance ou par inadvertance, le dinosaure d'Azazga n'existe plus à en croire notre informateur. Les paléontologues algériens doivent le pleurer à chaudes larmes. Quel gâchis!»
Les commentateurs s'insurgèrent généralement contre cette destruction, à l'exception de deux envois. L'un était signé de Yacine Tazrouk qui précisait que la roche régionale est un grès du Miocène, remontant donc à une autre époque que celle des dinosaures. L'autre était de Nabil Sahoui, habitant de Rabta qui signalait au journaliste que ce «dinosaure» se trouvait en réalité au village de Rabta, et non à Cheufa, et qu'il avait été déplacé en un lieu sûr de ce village.
Il apparaît déjà que le journaliste qui a publié cet article n'avait pas fait l'effort d'aller se renseigner sur place, et qu'il ne s'appuyait que sur une information non vérifiée, communiquée par «un citoyen.» De plus, comme il arrive de plus en plus souvent, quelqu'un a dû penser que ce papier serait plus attractif avec une belle image de dinosaure. Personne de la rédaction ne s'étant pas déplacé sur les lieux, on a jugé bon d'illustrer l'article avec cette image-ci:
Or si c'est bien la photo d'un fossile de dinosaure, et même de stégosaure, l'article omet de signaler qu'il s'agit en réalité d'un document américain!
Maintenant, un simple coup d'œil sur les photos originales prises à Rabta montrent que c'est Yacine Tazrouk, responsable du Musée et des sites de Bejaia, qui a raison: le grès est Miocène, et ce qu'on voit sur le cliché, ce n'est pas du tout un dinosaure, c'est un lusus naturae d'un type fréquent dans ce type de grès. Il faut vraiment n'être pas géologue, et n'avoir jamais vu un fossile de dinosaure de sa vie pour s'imaginer que cette vague forme en serait un. C'est tout simplement hors de question.
Que des voyageurs et des internautes soucieux de protéger leur patrimoine aient pu se tromper, cela se comprend parfaitement, et c'est bien sûr tout à fait excusable. En la matière, mieux vaut lancer une fausse alerte que risquer la disparition d'un document unique.
Qu'un journaliste se soit contenté de relayer des rumeurs au lieu de se renseigner ou de simplement consulter un géologue ou archéologue, c'est par contre impardonnable.
Mais il y a pire.
Samia Aït Ali Yahia, une enseignante de l'Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou (Algérie), vient en effet de publier, dans le numéro 43 de la revue Almogaren, un article consacré aux peintures et gravures rupestres de Grande Kabylie… sujet intéressant s'il en est. Hélas, cet article n'apporte guère de nouveau, car l'auteure se contente d'y reprendre des informations déjà publiées par d'autres chercheurs. Elle classe les documents rupestres en suivant une classification étonnante:
- silhouette humaines,
- silhouettes animales,
- dessins énigmatiques,
- dessins symboliques,
- gravures,
- caractères libyques.
Sans qu'il soit besoin de se lancer bien loin dans l'épistémologie des classifications, on voit bien que celle-ci brille surtout par son incohérence, puisque les peintures y sont absentes, qu'elle ne tient pas compte du fait qu'il peut y avoir des gravures d'anthropomorphes ou de zoomorphes, que toutes les images rupestres peuvent être énigmatiques (et, de fait, le sont!), que les caractères libyques sont bien, par définition, des "dessins symboliques", etc. Bref, cette classification est tout aussi fantaisiste que celle de l'ancien encyclopédiste chinois devenu fameux depuis que Borges l'a cité, et qui classait les animaux en:
«a) appartenant à l'Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s'agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
l) et caetera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent des mouches.»
Ce qui nous intéresse davantage ici, c'est qu'après avoir signalé que seuls quatre sites de Grande Kabylie sont ornées de gravures, Samia Aït Ali Yahia affirme que «Le plus marquant, c'est le rocher où est gravé le corps d'un dinosaure sans pour autant représenter les pattes arrière.» L'illustration jointe à l'article (figure No 7) ne laisse aucun doute: il s'agit bien du "faux fossile" mentionné plus haut:
Samia Aït Ali Yahia poursuit en affirmant que «La trace de ce dinosaure révèle une similitude avec un Hétérodontosaure (petit dinosaure végétarien d'environ 1 m de haut).» Sans se préoccuper le moins du monde de l'âge miocène de son document, elle poursuit en rappelant que ces animaux «sont apparus au Trias moyen et inférieur.»
C'est déjà assez pour que tout lecteur soit absolument consterné s'il n'est créationniste, mais le pire est à venir dans les commentaires de l'auteure, qui estime que les peintures de grande Kabylie (ah tiens, il n'y a plus que des peintures, maintenant?) «ont été réalisées peut-être pour témoigner des différents animaux qui existaient dans cette région, comme les antilopes, les bovins, les chiens et les dinosaures.» Puis vient la conclusion, dans laquelle elle donne comme étant l'une des quatre caractéristiques principales des «peintures rupestres» (encore? mais que sont les gravures devenues?) de Grande Kabylie, le fait qu'on «y trouve seulement le chien, l'antilope, le bovin et le dinosaure.» Elle laisse même entendre que ces espèces auraient été déifiées par les auteurs des images rupestres. Je n'invente rien, voici l'intégralité de sa conclusion:
Oui, vous avez bien lu: les auteurs des inscriptions libyques auraient représenté des dinosaures, histoire de «contrôler leur environnement» et peut-être aussi avec l'intention de les déifier! Pour mémoire, l'âge des plus anciennes inscriptions libyques fait certes l'objet de discussions chez les spécialistes, mais personne au monde ne les fait remonter avant le courant du premier millénaire avant l'ère commune, alors que les derniers dinosaures ont disparu de la surface du globe il y a environ soixante-cinq millions d'années.
Hélas, trois fois hélas, les éditeurs de la revue Almogaren, dont le comité de lecture n'est pas francophone, se sont fait abuser en publiant cet article absurdissime. Tout ce qui reste à souhaiter maintenant, c'est que ce texte ne tombe pas sous les yeux de quelque créationniste qui ne manquerait pas de lui faire la plus large publicité (auquel cas, on pourrait promettre à ce article un très fort taux de citation!).
Et les éditeurs d'Almogaren seraient bien avisés de publier un démenti.