Manne pétrolière contre patrimoine aborigène

Cédant sous la pression d'un grand groupe pétrolier (Woodside), le gouvernement australien vient de rejeter la proposition de classer les sites d'art rupestre de la péninsule de Burrup.

C'est en quelque sorte une version moderne de la lutte du pot de terre contre le pot de fer: cédant sous la pression d'un grand groupe pétrolier (Woodside), le gouvernement australien vient de rejeter la proposition de classer les sites d'art rupestre de la péninsule de Burrup, selon The West Australian du 22 décembre 2006.
Cette péninsule (dont le nom local est Murujuga) et l'archipel voisin comportent, outre de nombreux monuments lithiques et des ensembles de stèles, plusieurs centaines de milliers de gravures rupestres (entre 500.000 et 1.000.000 selon les estimations), parmi lesquelles il en est qui ont six ou sept mille ans, et certaines sans doute beaucoup plus (30.000 ans, peut-être).



Une vingtaine d'images représentent le thylacine ou loup (ou tigre) de Tasmanie, une espèce éteinte en Australie depuis au moins 3000 ans.


Ci-dessus, l'une des gravures de thylacine de la péninsule de Burrup.


Ci-dessus, la fameuse photo du dernier thylacine vivant en captivité, prise en 1933 par David Fleay au Zoo de Hobart.
Cliquez ici pour voir l'animal vivant ! (d'après l'excellent Thylacine museum)

Ken Mulvaney, actuellement l'un des plus grands archéologues australiens, a étudié les gravures de thylacine de Burrup et pense qu'elles correspondent à un rituel de protection de cet animal, qui aurait été élaboré par les Aborigènes quand cette espèce a commencé à décliner il y a 3000 ans. Les ethnologues ont en effet documenté des rituels de ce genre, exécutés à des endroits sacrés nommés thalu, et où la réalisation des images fait partie intégrante de la cérémonie.

Le National Trust of Australia a reconnu que Burrup réunit sans doute le plus grand ensemble de pétroglyphes connu, mais cet endroit a été classé en 2005 parmi les sept sites patrimoniaux les plus menacés du monde.
L'un des arguments utilisés par le sénateur australien Gordon Campbell pour autoriser l'extension du complexe pétrolier est que, si des pierres gravées se trouvent bien dans le périmètre brigué par les industriels, des pierres semblables se trouvent aussi dans d'autres îles de l'archipel de Burrup. Ce phare de l'humanité a dit textuellement:
"the values that such stones represent are found in a number of sites on the Burrup and some islands in the Archipelago". C'est comme si l'on justifiait la destruction d'une église romane de Charente en disant qu'il y en a d'autres dans le Massif Central!

Les autorités ont promis que certaines gravures seraient déplacées pour assurer leur sauvegarde. Mais outre que des milliers de gravures ont déjà été détruites dans le passé par la faute des mêmes industriels, cela ne tient aucun compte du fait que l'endroit est un site sacré pour les Aborigènes du clan Yaburara. Cela ne tient pas compte non plus du fait que l'art rupestre est inclus dans un environnement unique et qu'il ne prend de sens que par rapport à ce dernier, particulièrement en Australie où cet art est associé à des mythes souvent encore vivants, ces mythes étant généralement indissociables du paysage. D'où la notion intraduisible de "mythscape" élaborée par les chercheurs australiens, jouant sur les mots "myth" et "landscape". De plus, l'ensemble des sites est couvert d'artefacts préhistoriques, de structures lithiques et de restes d'anciens campements, dont l'étude serait précieuse pour comprendre le passé des anciennes populations du continent australien. Mais là encore, le sénateur Campbell, dont les conseillers ont décidément de la suite dans ce qui leur tient lieu d'idées, estime qu'il existe d'autres sites du même genre un peu partout en Australie, et qu'il n'y a dont pas lieu de s'inquiéter de celui-ci.
Un de ces conseillers est l'archéologue Iain Davidson, qui propose de déplacer les roches ornées menacées. Or cela fut déjà été pratiqué précédemment sous l'égide des mêmes pétroliers, et le résultat est un piteux
empilement de cailloux, certains cassés et rayés dans l'opération, le tout étant dépourvu de sens (voir l'aspect actuel des lieux sur l'image ci-dessous).

Il est vrai qu'en matière d'art préhistorique, cet archéologue s'était surtout fait connaître jusqu'à présent par une théorie assez fumeuse stipulant d'une part que la pratique d'un art descriptif transformerait la simple communication en authentique langage, et d'autre part que l'origine du langage ne saurait donc être antérieure à celle du "symbolisme", donc à celle de l'art, ce qui fait que l'homme n'aurait commencé à parler qu'il y a 30.000 ans environ (hélas pour cette théorie, on sait maintenant que les "comportements symboliques" sont beaucoup plus anciens).
Enfin, l'argument final du Sénateur stipule que "les bénéfices sociaux et économiques du développement (industriel) proposé sont plus importants que la préservation du seul site susceptible d'avoir une valeur patrimoniale nationale" (si vous ne me croyez pas, vous pouvez lire cette phrase d'anthologie dans la dernière page du rapport rédigé par le laborieux sénateur, et déposé
ici).
Que ce rapport ait été signé par un "ministre de l'environnement et du patrimoine", incite à la réflexion.
On peut alors se souvenir de ce que la péninsule de Burrup fut captée par ses actuels maîtres suite au massacre systématique des Aborigènes qui l'habitaient.
La figure ci-dessous, gravée en 1889 par Carl Lumholtz, illustre
la méthode utilisée en 1868 par les colons australiens pour se débarrasser des Yaburara : hommes, femmes et enfants ont été tirés comme des lapins par des officiers de police agissant sur ordre, et leur clan a été méthodiquement décimé.



Il y a un nom pour ce genre d'action: génocide.
Le gouvernement australien se serait honoré en prolongeant, par une mesure de protection adéquate, la sacralisation traditionnelle de ce lieu.

27-XII-2006

JLLQ