Ex Antiquo Mundo lux…

Une roche gravée américaine, celle de Horse Creek (West Virginia) sert d'argument à certains auteurs qui pensent qu'elle s'orne d'une inscription rédigée en caractère oghamiques.


Une roche gravée américaine, celle de Horse Creek (West Virginia) (ci-contre) sert d'argument à certains auteurs qui pensent qu'elle s'orne d'une inscription rédigée en caractère oghamiques. Si c'était vrai, cela supposerait que bien avant Colomb, l'Amérique aurait été abordée par des voyageurs celtes, puisque l'écriture oghamique (formée d'encoches placées de part et d'autres ou au travers d'une ligne verticale) semble avoir été créée au IIIe siècle de notre ère, et que la plupart des textes qu'elle a servi à transcrire sont en vieux gaélique. Des inscriptions oghamique en Amérique, cela fait rêver… Supposant donc, par pure hypothèse, que les signes gravés à Horse Creek seraient des lettres oghamiques, plusieurs auteurs ont transcrit ce "texte" et l'ont traduit. L'une de ces "traductions" , présentée ici par son auteur, est par exemple la suivante :
"The migration passed by like a powerful mirage, quietly undulating and moving unsuspectingly a short distance, peacefully. To bring about a disturbance we advanced rattling branches and shouting. I remember that a whole wave happened to pass by and we fell back in fear (to avoid) the bad-tempered stampede of the frightened herd of bison (moving into) the entrance of the narrow wooden-fenced passage and into the abyss in flight. Come and help! The clan-mother was pleased with our co-operative effort. Club blows in abundant measure (were needed) because many which had fallen into the ravine resisted with obviously broken legs. Brothers, come and help the slaughterer to finish them off. Having prevented escape by running away, we made the usual preparations by the edge of the stream and happily rejoiced in dividing the welcome riches into three parts by plentiful butchering. At first unaccustomed (to the task) we undeniably had to pay attention. We were as busy as possible and so happily exhausted that (we didn't notice) the noise of the thunder coming in our direction. In spite of (being) some distance away, the clan mother, just in time, reached the cattle shelter during a period of silence, to sensibly wait out the approaching thunder.  Your dear Friend."


Ce véritable roman s'appuie sur une théorie qu'expose Edo Nyland dans un livre paru en 2001: Linguistic Archaeology: An Introduction. Nyland y postule que la plus ancienne langue du monde, qu'il appelle le "Saharien", était parlée par les peuples vivant au Sahara avant le dernier réchauffement climatique. Ces gens auraient créé la première civilisation terrestre, quelque part vers le lac Tchad, mais, avec l'arrivée de conditions environnementales plus clémentes, ils se seraient dispersés, et leur exode, s'étalant de 7000 à 3500 BC, les aurait conduits à créer plusieurs civilisations-filles, en Mésopotamie, en Egypte, dans la vallée de l'Indus et en Anatolie. Leur religion, centrée autour du culte à une Grande Déesse, et leur organisation sociale, matrilinéaire, auraient ensuite été détruites par de nouveaux arrivants -- après 3000 BC en Egypte, Mésopotamie, Anatolie, et plus tardivement en Inde, toutes régions où de mâles dominateurs auraient sciemment déformé la langue saharienne d'origine pour former ce que nous connaissons sous le nom d'égyptien ancien, sumérien, akadien, sanskrit, hébreu, hittite, etc. En fait, toutes les langues du monde dériveraient de cet ancien "saharien", sauf peut-être le chinois. Ce qu'on appelle "indo-européen" ou "proto-indo-européen" ne serait qu'une invention ad hoc et n'existerait donc tout simplement pas. La clé d'accès au monde saharien serait alors le basque, relique du saharien originel miraculeusement préservée alors que partout ailleurs les manipulations du pouvoir patriarcal l'auraient fait disparaître en transformant l'idiome ancestral en toutes sortes d'autres langues. Toujours selon Nyland, ce "saharien" était la langue parlée par les peintres des cavernes franco-cantabriques, et ses seules autres traces vivantes se trouveraient chez les Aïnu. Tout ceci, déployé dans une ignorance souveraine des données de l'archéologie, se trouve dans le livre de Nyland, lequel pratique un type d'étymologie "sauvage" qui était courant au XIXe siècle, et qu'on aurait pu croire à jamais abandonné, mais lui ne craint pas d'y revenir. Disons gentiment qu'il a l'excuse de ne pas être linguiste. Ainsi, le mot "Sahara" lui-même, dont tous les dictionnaires d'arabe s'accordent à dire qu'il est construit sur la racine SHR qui connote la rougeur de l'ocre et du sable, a pour lui une toute autre origine, et s'expliquerait par le basque. Comme Nyland est persuadé que le basque est une langue dont le vocabulaire fut composé artificiellement, il pense qu'il faut décomposer ce mot ainsi : (e)sa-aha-ara. Il "explique" alors chacune de ces trois parties en les rapprochant des mots basques esan "parler", ahalgusti "le tout puissant" et aratz "pur", pour enfin arriver au sens suivant: "Le parler du tout-puissant est pur". Avec la même déconcertante (absence de) méthode, Nyland propose des "traductions" et des étymologies de tout ce qui lui passe par la tête, depuis les noms des divinités égyptiennes (qui s'expliquent bien sûr par le basque) jusqu'à des termes yiddish qui, vous l'avez deviné, ne se comprennent également que par le basque. Quant au latin, aucun doute: ce n'est que du basque déformé, Les théories de Nyland sont résumées ici et . Une photo de ce phare de l'humanité et plusieurs autres de ses étymologies délirantes se trouvent ici. Pour finir, on retournera voir la paroi de Horse Creek, et surtout la très intéressante analyse conduite par Roger Wise qui compare la traduction de Nyland avec celle qu'avait proposée Barry Fell en 1983 ("Christian messages in Old Irish script deciphered from rock carvings in West Virginia", Wonderful West Virginia, 47 (1): 12-19).

Pour Barry Fell (ci-contre), chantre de la théorie des oghams américains, cette inscription était gravée en vieil irlandais et en berbère. Ben voyons. Il n'est apparemment pas venu à l'esprit de Fell, pas plus qu'à celui de Nyland, que l'Amérique précolombienne était peuplée d'Amérindiens qui ont laissé sur les roches de ce continent des dizaines de milliers de peintures rupestres et de pétroglyphes, et que ce sont eux les auteurs de ces gravures. Plutôt que d'attribuer celles-ci aux anciens Amérindiens, Fell et Nyland préfèrent se tourner vers l'Europe, et chercher là les sources d'une histoire qui leur fait défaut. Ce que ces auteurs élaborent ainsi sans le savoir, c'est donc une variante des théories chères aux anciens diffusionnistes à la Grafton Elliot Smith et à la William James Perry, qui supposaient toujours que les lumières ne peuvent venir que d'ailleurs (ex Oriente lux!), et qui refusaient toute créativité aux peuples autochtones.

JLLQ