Tintin au Cambodge et l'art rupestre

Mais qu'a donc fait l'art rupestre du Cambodge, pour qu'il soit ainsi maltraité par ce documentaire?

Mieux vaut tard que jamais: je découvre seulement aujourd'hui ce documentaire diffusé par Arte en 2011. Il est très intéressant, jusqu'à ce qu'arrive, à partir de la cinquante-et-unième minute, une série d'images rupestres accompagnées de ce commentaire:
«On assiste à un phénomène curieux: d'un continent à l'autre, les archéologues retrouvent des productions artistiques qui, malgré les distances, se ressemblent étrangement.»
Quelles sont ces productions? Le documentaire ne nous indique pas leur provenance, mais il est aisé de reconnaître:

— les mains négatives de la Cueva de las Manos en Patagonie,


— des représentations d'Eland du Cap (Taurotragus oryx) peintes par des San d'Afrique australe,
— et des peintures de Lascaux.


Ces œuvres sont en réalité fort dissemblables, et correspondent à des cultures disparates, séparées les unes des autres par plusieurs millénaires et des milliers de kilomètres. S'il est un «phénomène curieux», c'est l'idée qu'on pourrait s'appuyer sur ces documents pour étayer l'hypothèse selon laquelle « le fait de raconter le monde qui nous entoure sur les parois d'une grotte serait inscrit quelque part dans nos gènes.»
Le documentaire embraye ensuite sur une séquence dans laquelle on suit un paléo-anthropologue, Fabrice Demeter, dont le nom n'apparaît dans aucune publication lorsqu'on le recherche dans la Bibliographie générale de l'art rupestre (qui recense quand même quelque 40.410 publications).


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Résultat d'une recherche sur le nom de Fabrice Demeter dans la base de données bibliographiques de l'art rupestre mondial.


C'est pourtant lui qui s'est mis en tête de retrouver au Cambodge
«une de ces grottes ornées par nos ancêtres». Il est, nous dit-on, «accompagné de Sokha, un archéologue cambodgien, et de son équipe.» Lorsqu'on lui demande si quelqu'un a déjà vu les peintures qu'ils partent voir, il répond que "Nobody has been there" («personne n'est allé là-bas»), ce que le sous-titrage traduit curieusement (mais plus prudemment) par «aucun scientifique ne les a vues» (52:23). On se demande alors comment diable peut-on savoir que ces peintures existent, si personne ne s'est jamais rendu sur le site?

Le petit groupe se rend dans la
chaîne des Cardamomes, et «la mission de Fabrice est donc de localiser ce site inédit, et de le dater» (53:04). L'équipe enfourche des mobylettes et suit une piste pendant environ quatre heures. Ils arrivent alors dans un village dont certains habitants connaissent très bien ce fameux-site-que-personne-n'a-jamais-vu, et ils acceptent de guider les visiteurs jusque-là (55:34). Il s'agit d'un petit abri-sous-roche qui comporte effectivement des peintures rupestres, mais certaines de ces images-que-personne-n'a-jamais-vues ont manifestement été repassées récemment à la craie, par des enfants, selon Sokha.

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Vue générale du site (saisie d'écran).

Fabrice Demeter commente ce désastre en disant qu'il s'agit «visiblement d'anciennes représentations dont certaines ont été surlignées récemment» (57:00) — mais il n'a pas le moindre mot pour réprouver ce type de pratique, pas plus qu'il n'en profite pour intervenir sur les questions de protection de l'art rupestre, pourtant cruciales dans des zones aussi isolées.


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Peintures rupestres au contour récemment repassé à la craie (saisie d'écran).

Le héros du film se met alors au travail. Prenant une feuille de papier vaguement translucide, il l'applique sur l'une des peintures, et se met à la calquer directement sur la paroi. Comme cette feuille est tout sauf transparente, il doit la soulever régulièrement pour voir ce qu'il fait…



On se croirait revenu au bon vieux temps (?) de l'abbé Breuil, quand celui-ci pontifiait en Afrique australe en pratiquant, dans les années 1940, le relevé direct sur des calques si peu transparents que lui aussi devait les relever pour voir les peintures qu'il copiait, avec exactement le même geste que celui de Fabrice Demeter.



Ce dernier, et la chaîne Arte qu'on a connue plus inspirée, envoient donc ici aux téléspectateurs un message très simple: étudier l'art rupestre, c'est facile, il suffit d'avoir un crayon et un vague papier calque pour en faire des copies, voilà tout. Si même un spécialiste du Musée de l'Homme, héros d'un documentaire d'Arte, opère de la sorte, c'est bien que c'est totalement légitime.

Sauf que…

Tous les chercheurs sérieux s'occupant d'art rupestre ou pariétal obéissent à des codes déontologiques très stricts, qui condamnent sans appel le relevé par calque direct. Par exemple, la
charte de l'AARS (Association des Amis de l'Art Rupestre Saharien) se conclut par cette recommandation limpide:

«Photographiez, faites des dessins, prenez des notes. Ne laissez sur place que les empreintes de vos pas. Souvenez-vous toujours que toucher les images, d’une façon ou d’une autre, contribue à les détruire.»

Il serait facile de citer bien d'autres exemples, tant est désormais acceptée l'attitude résumée par le slogan: «Regardez, ne touchez pas.» Ainsi, la charte de l'Eastern States Rock Art Research Association déclare:

"You should not apply any substance such as liquid, powder, plastic, chalk, cloth, soil, or paper to enhance photography or drawing."


La charte de l'
Utah Rock Art Research Association ne dit pas autre chose:

"Don't apply any substance to the rock art surface, including water or any other fluids. Don't trace images with sticks, stones, chalk, or other substances."


On peut également télécharger
ici le code déontologique que se sont engagés à respecter les centaines (voire milliers) de chercheurs appartenant aux 57 associations membres de l'IFRAO (International Federation of Rock Art Organizations). Il y est clairement stipulé que personne ne doit interférer physiquement avec l'art rupestre, sauf, éventuellement, dans le cas d'une recherche programmée:

4(1). Methods of recording: Members shall not physically interfere with rock art […] No substances shall be applied to rock art for recording purposes, except substances that are regularly applied to individual panels by natural processes (e.g. water at open air sites).

Au lieu de respecter ces règles élémentaires, Fabrice Demeter, sans doute amoureux des traditions anciennes, répète les erreurs de l'abbé Breuil, ce qui le conduit à faire des bêtises comparables. On sait que l'abbé, fervent défenseur du relevé direct, fut ainsi conduit à faire des fautes monumentales, comme celle, célèbre, qui lui fit identifier comme «Dame blanche du Brandberg», un magnifique anthropomorphe masculin au pénis (ou à l'étui pénien) infibulé. Cela ne peut guère surprendre, s'agissant de calques effectués sur du papier à peine transparent, et selon un procédé qui laisse libre cours à l'imagination de l'opérateur. Cette technique, imprécise et surtout dommageable pour les peintures, est maintenant strictement prohibée, et condamnée par tous les spécialistes. C'est pourtant celle qu'utilise Fabrice Demeter :


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Un exemple suffira à montrer qu'en procédant comme il l'a fait, Fabrice Demeter a commis des erreurs du même acabit que la bourde de l'abbé. L'un des relevés présentés dans le film est le suivant:


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Relevé d'une peinture rupestre présenté dans le documentaire (saisie d'écran).

On y reconnaît un éléphant monté par trois anthropomorphes, mais dont les défenses sont de longueur et de forme inégales, et dont la trompe est étonnamment courte et terminée de façon abrupte. Grâce à un article que Peter Ford, un journaliste de Phnom Penh, a mis en ligne par sur le site de The Diplomat, on peut disposer d'une excellente photographie de cette peinture:

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Photographie d'une des peintures du site, par Peter Ford ©.


Il saute aux yeux que le dessin des défenses sur le relevé ne correspond pas à la réalité. De plus, un traitement de cette photographie par DStretch_LDS-ac permet de jouer au jeu des sept erreurs. Ainsi, Fabrice Demeter n'a absolument pas vu que la trompe du pachyderme, au lieu d'être tronquée comme sur le relevé, se prolonge en réalité jusqu'à la limite basse du panneau, où elle paraît ensuite s'incurver en direction du train antérieur de l'animal.

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Traitement de la même photo, traitée par DStretch_YRD.

Ainsi, non seulement la méthode utilisée par Fabrice Demeter et inconsidérément promue par Arte est dommageable pour les peintures rupestres ainsi maltraitées, mais en plus elle produit des résultats erronés.

Il est proprement sidérant de devoir faire ces constatations, alors que tous les spécialistes savent aujourd'hui que le relevé par calque direct est à proscrire absolument, et qu'aucun n'ignore qu'il est infiniment plus rapide et plus efficace de procéder par photographie en haute résolution, voire par photogrammétrie (cf. par exemple
cet article et celui-ci).

Après s'être livré à cette navrante démonstration, Fabrice Demeter continue son analyse impromptue:
«C'est vraiment un site inédit, ici, on n'a aucun autre élément de comparaison au Cambodge. Au Cambodge ni dans la région, d'ailleurs» (58:37). Et la voix off de surenchérir: «On trouve des représentations similaires sur tous les continents de la planète, mais c'est la première fois qu'on en découvre dans cette région du monde» (58:52). De plus, nous affirme-t-on encore, «ces représentations auraient pu être peintes il y plus de six mille ans» (1:00:44).
Avant de quitter les lieux, Fabrice Demeter opère un prélèvement de pigments rouges sur une surface inclinée en contrebas des peintures, en déclarant:
«J'en prends un maximum, parce qu'on en va pas revenir tous les jours, hein!» (1:01:06). Et de fait, il gratte à qui mieux-mieux:



Là encore, on croit rêver, sachant avec quelle prudence et quelle parcimonie les spécialistes opèrent aujourd'hui leurs micro-prélèvements, tout en sachant bien qu'on ne revient pas «tous les jours» sur les sites. Mais eux préparent leur expédition, au lieu d'improviser sur place. Sans multiplier les commentaires, il semble opportun de citer ici encore la charte de l'IFRAO, qui recommande ceci à propos des prélèvements:

  • 5(2). Sampling of rock art and adjacent geomorphic exposures: No samples shall be removed of paint residue, accretionary deposits of any kind, or of the support rock, except after the following requirements have been satisfied:
  • (a) The sample removal is to form part of a larger and specific research design that has peer approval;
  • (b) The sample removal has been approved in writing by two peer researchers (i.e. scientists specialising in the analytical study of rock art);
  • (d) The analyst has extensive first-hand experience in sampling geomorphic surfaces;
  • (e) Traditional indigenous custodians, where they have jurisdiction, have approved the sample removal;
  • (f) The relevant local or national authorities have approved the sample removal.

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Depuis que ces exploits ont été filmés, quelles sont les nouvelles du site? Tout d'abord, on ne peut que s'étonner de voir que six ans plus tard, aucune publication à son propos ne semble avoir été signée de Fabrice Demeter. Par contre, il se trouve que, dès 2011, un article lui a bien été consacré. Il s'agit de "Rock Paintings at Cardamom Mountains, Cambodia", SPAFA Journal, 21 (2011) 2: 21-27. Il est téléchargeable ici, et ses signataires sont Heng Sophady, Tel Sokha, Em Dany et Son Chantoeurn. Fabrice Demeter, y est mentionné (p. 22) mais n'en est pas cosignataire. La lecture de ce rapport préliminaire est intéressante: on y apprend que le site se trouve au sud est du village de Kanam, et que dès 2007 les représentants de la Culture en la province de Pursat avaient déjà eu vent de son existence. Mieux: en octobre 2007 ce site-que-personne-n'a-jamais-vu avait fait l'objet d'une mission officielle ayant pour but de confirmer son existence et noter ses principales caractéristiques. L'article précise aussi (p. 27) que les pigments rouges prélevés sous les peintures ont été envoyés à Paris pour analyse.
Plus récemment, une autre mission s'est rendue sur place et a pu séjourner sur le site pour l'étudier les 20 et 21 janvier 2015. Ce travail fait l'objet d'une publication mise en ligne par le
Nalanda-Sriwijaya Centre de Singapour, et qu'on peut télécharger ici. Les signataires sont D. Kyle Latinis, P. Bien Griffin et le même Tep Sokha qui avait accompagné Fabrice Demeter en 2011.



On découvre alors que le groupe qui a visité le site en 2011 avec lui se composait de Heng Sophady, représentant du Ministère de la Culture et des Beaux-Arts (MoCFA), et de Tep Sokha, Sorn Chanthoeurn et Em Sophady, cette dernière et les deux précédents étant tous archéologues à la Royal University of Fine Arts du Cambodge. Comment se fait-il donc que le documentaire d'Arte n'ait pas mentionné leur nom, pas plus que leur position universitaire, alors que ces informations sont toujours données pour les intervenants européens? Les archéologues cambodgiens sont autrement plus respectueux de leurs informateurs, puisqu'eux donnent les noms des villageois qui les ont guidés vers le site en répondant à leurs questions à son propos (il s'agit de Chhoem Ty, Lao Koem Moeurn, Prach Sarun Kun Thal, Kun Pros et Khun Rom).
Parmi d'autres informations passionnantes, on apprend dans ce rapport que le site s'appelle localement Neak Ta Beak Kandeng ou Kanam Poeung Kamnou. Le premier nom signale la présence d'un esprit (
neak ta) et le second évoque un endroit interdit, d'autres toponymes utilisés pour le même lieu pouvant se traduire par «Abri taboué» ou «Peintures tabouées» (p. 71). De nos jours, des cérémonies se tiennent sur place deux fois par an, à l'occasion du nouvel-an ou en l'honneur des ancêtres. Selon l'un des villageois, l'esprit du lieu réputé occuper la place peut être qualifié de pros lok, c'est-à-dire «revenu des morts» (p. 72). Quant à l'âge des peintures, les auteurs penchent pour une période allant du quinzième au dix-septième siècle pour celles de cervidés, et peut-être pour une durée un peu plus longue en ce qui concerne les représentations d'éléphants, mais ils se situent de toute manière bien loin de l'estimation de six mille ans imprudemment lancée par Fabrice Demeter.

Une note infrapaginale, page 16, attire l'attention. Les auteurs y signalent que des prélèvements de peintures ont été emportés à Paris pour y être analysés.
«Néanmoins — ajoutent-t-ils — les résultats ne sont pas connus, et n'ont pas été mis à la disposition des présents auteurs.»

Oups.