Le grand remplacement transposé à l’antique

L'archéologie romantique n'est souvent que le faux-nez d'idéologies racistes.
La fascination pour l’Égypte antique alimente mythes et fantasmes, parfois instrumentalisés par des groupes aux discours racistes. Explications de ces manipulations de l’archéologie avec Jean-Loïc Le Quellec.
Article Ouest France

[révision d'un entretien avec Philippe Richard pour Ouest-France du 9 avril 2024]

Parmi les civilisations antiques, l’Égypte fascine. Au point d’alimenter parfois des fantasmes et des discours trompeurs. Jean-Loïc Le Quellec a écrit plusieurs livres sur les mythes anciens et modernes ainsi que sur les fake news s’appuyant abusivement sur les sciences archéologiques. Entretien.

Vivons-nous toujours dans une époque de mythes ?
—> Un mythe est un discours qui justifie l’état présent du monde et lui donne du sens en s’appuyant sur des événements anciens. Donc: oui, nous sommes environnés de mythes.

L’archéologie est-elle instrumentalisée par ces mythes modernes ?
—> C’est une tentation omniprésente. L’archéologie est instrumentalisée tant par certains États que par les propagandistes que j’appelle les archéologues romantiques, tantôt pour appuyer un discours justifiant l’antériorité d’une population sur une autre, et tantôt pour carrément ré-écrire toute l’histoire du monde. La démarche est simple: on pioche dans l’archéologie ou les grands textes divers éléments qui vont dans le sens de sa thèse, on ne vérifie pas leur validité, on ne tient aucun compte de tout le reste, et le tour est joué!

Votre dernier livre traite de l’égyptomanie. Vous attaquez par une citation du rappeur Gims, évoquant une Égypte antique noire, au-dessus des autres civilisations.
—> Ce type de propos a une histoire longue, initiée aux États-Unis avec les pasteurs abolitionnistes qui renversaient le discours des esclavagistes en s'appuyant sur la Bible. Ils prêchaient que Koush, fils de Cham et petit-fils noir de Noé, aurait civilisé le monde, et que l’Égypte serait à l’origine de toutes les civilisations du globe. Certains ajoutaient que le Christ était noir et avait des cheveux crêpus.

Vous montrez que deux idéologies, celle des suprémacistes blancs et son homologue noire, prennent toutes deux pour référence suprême l’Égypte antique.
—> Les suprémacistes blancs pensent que les Égyptiens étaient des Blancs et qu’ils ont civilisé le monde jusqu’en Australie ou en Amérique. Alors ils recherchent dans la documentation archéologique des arguments leur paraissant aller en ce sens, sans guère se préoccuper de leur valeur réelle, et en ignorant les travaux des égyptologues. Inversement, un courant totalement opposé au précédent avance que les Égyptiens étaient noirs et qu’ils seraient à l’origine de toutes les civilisations, ou bien qu’un roi de l'Empire du Mali aurait découvert l’Amérique deux siècles avant l’arrivée de Christophe Colomb. Dans tous les cas, la démarche n’a rien de scientifique et s’appuie sur des sources obsolètes, erronées, falsifiées ou systématiquement tordues pour défendre une thèse préconçue, ainsi que je le démontre dans le livre.

L’exemple du boomerang est frappant. Pouvez-vous l’expliquer ?
—> Dans la culture commune et l'imaginaire populaire, le boomerang est associé à l’Australie. Comme on en a trouvé plusieurs dans la tombe de Toutankhamon, certains auteurs en ont déduit que les Égyptiens auraient été au contact des Aborigènes. En fait, on retrouve des boomerangs en de nombreux autres points du globe : en Afrique du Sud, en Gaule, en Inde, en Amérique… Dans la grotte d’Obłazowa en Pologne, on en a découvert un qui a environ 23.000 ans, et le plus ancien exemplaire connu, trouvé en Afrique du Sud, a au moins 121.000 ans — c'est-à-dire longtemps avant l'émergence de la civilisation pharaonique il y a environ 5000 ans, et même bien avant les dates les plus anciennes proposées pour le premier peuplement de l'Australie, il y a plus de 50.000 ans. Le boomerang est une arme simple, qui a été réinventée plusieurs fois, à différentes époques, en de très nombreux endroits, et sa présence quelque part n'est donc pas la preuve d'une influence des Aborigènes d'Australie.


Dans son interview, Gims évoquait des pyramides productrices d’électricité. Ce qui a beaucoup fait ricaner.
—> C’est un point de vue qu’on retrouve dans énormément de mythes modernes et qui se rapporte au fantasme d’une civilisation disparue, plus spirituelle et beaucoup plus avancée que la nôtre, selon une vision de l’histoire typique de l’archéologie romantique. Affirmer que les anciens Égyptiens utilisaient l'électricité n'est pas de Gims: elle se trouve déjà dans l'Isis dévoilée, livre publié en 1877 par Helena Blavatsky, théoricienne de la théosophie. Il y a donc longtemps qu'elle circule dans les milieux ésotériques.

Selon vous, ces théories excentriques ne sont pas à prendre à la légère ?
—> Elles peuvent sembler amusantes ou juste intrigantes, mais il y a des militants qui les utilisent pour promouvoir leur idéologie de façon masquée. Ainsi, le magazine Ancient American qui a publié de nombreux articles en faveur d’un peuplement initial de l’Amérique par les anciens Égyptiens (et dont les thèses inspirent des revues comme Inexpliqué, présente chaque mois dans nos kiosques) a eu pour directeur le négationniste antisémite Frank Joseph (de son vrai nom Francis Joseph Collin), cofondateur du NSM ou Mouvement national-socialiste d'Amérique.

Discours Frank Joseph
Francis Joseph Collin (néonazi dont le nom de plume est Frank Joseph) donnant une conférence en 1978.


En quoi propage-t-il une idéologie raciste via l’exemple égyptien ?
—> Francis Joseph Collin (alias Frank Joseph), qui a aussi publié de nombreux ouvrages, écrit par exemple que les Égyptiens blancs ont apporté la civilisation à un monde peuplé de sauvages de couleur, que le chaos s’est installé quand des pharaons noirs ont pris le pouvoir, et que l’expansion de l’islam a provoqué une «transformation raciale»: c’est la théorie du grand remplacement transposée à l’antique. En miroir, il existe aussi des publications mettant en scène des pharaons noirs civilisant des Blancs génétiquement inférieurs. Ces deux types de propos ont des fondements ouvertement racistes.


Livre Frank Joseph
Couverture de l'un des livres de Frank Joseph.


Les théories de l’archéologie romantique sont souvent anciennes. En quoi posent-elles problème aujourd’hui ?
—> Elles étaient auparavant diffusées dans des petits cercles ou via des fanzines ou des livres à audience limitée. Les réseaux sociaux, les vidéos sur YouTube, des séries «documentaires» (?) comme À l’aube de notre histoire sur Netflix, facilitent grandement leur diffusion. Il est aujourd’hui si difficile d’y échapper qu’il me semble plus que jamais nécessaire de se demander ce que sous-tendent ces discours évoquant d’hypothétiques secrets des temps anciens.

Inexpliqué
Couverture d'un numéro du magazine Inexpliqué paru en 2022.

Pour en savoir plus:
Nos ancêtres les pharaons: cinq siècles d'illusions sur l'Égypte ancienne , Éditions du Détour, 268 pages, 22,90 €. Du même auteur : Des Martiens au Sahara, deux siècles de Fake News archéologiques et Avant nous le déluge: L'humanité et ses mythes, chez le même éditeur.
Couverture pharaons