Les filles de la nuit ne sont pas seules
Comment étudier la mythologie des Pléiades? (à propos d'un essai peu concluant)
Les Pléiades, par Elihu Vedder (1885)
Les travaux des mythologues sont rarement relayés par la presse, contrairement à ceux des chercheurs issus des sciences dites «dures» quand ils prétendent pouvoir nous donner la raison de mythes qui, sans eux, sont supposés être incompréhensibles. C'est du reste devenu un marronnier, et l'on voit régulièrement apparaître des articles nous informant que tel géologue a découvert comment expliquer «le» déluge (alors qu'il en existe des dizaines et des dizaines de récits très différents), ou relayant les dires de tel médecin affirmant avoir compris ce qu'était le loup-garou (comme si la complexité, notamment calendaire, de ce mythe pouvait s'expliquer par une hypertrichose). Aujourd'hui, ce sont deux astronomes, Ray P. Norris et Barnaby R.M. Norris, qui s'attaquent aux Pléiades, dans un article qu'ils résument ici, et dont la prépublication est téléchargeable là.
Ils entendent expliquer pourquoi, selon eux, la mythologie des Pléiades «implique généralement sept jeunes filles poursuivies par un homme associé à la constellation d'Orion», et pourquoi ces filles sont sept alors que «la plupart des gens qui ont une bonne vue ne voient que six étoiles».
Pour les auteurs, cela s'explique par le fait que ce mythe aurait environ cent mille ans.
Au troisième siècle AEC, le poète grec Aratos de Soles donne le nom de chacune des sept sœurs composant les Pléiades (Halcyone, Merope, Celaeno, Electra, Sterope, Taygete et Maia), mais il précise que seule six d'entre elles sont visibles. La question serait alors de savoir pourquoi la septième ne l'était déjà pas.
Disposition actuelle des Pléiades (d'après Norris & Norris 2020, fig. 1).
Plusieurs mythes affirment qu'elle l'était au début, mais qu'elle a disparu. Des récits aborigènes disent ainsi que l'une des sœurs est morte, ou qu'elle se cache, ou qu'elle est plus jeune que les autres. Un mythe iroquois expose qu'elle chantait en montant au ciel, ce qui fait qu'on la voit moins bien. En terre islamisée, il est dit que l'une d'elles, tombée sur terre, s'est transformée en mosquée. De ces quelques exemples, les auteurs en déduisent qu'«Il est difficile d'échapper à la conclusion qu'autrefois sept étoiles étaient réellement visibles, mais que l'une d'elles ne l'est plus.»
Une hypothèse non vérifiable est que la luminosité de certaines de ces étoiles aurait beaucoup varié dans le passé. Mais l'idée que favorisent Ray P. Norris et Barnaby R.M. Norris est qu'à l'époque où les Humains anatomiquement modernes sortirent d'Afrique, Pleione était moins proche d'Atlas, et qu'il était donc assez facile de distinguer ces deux étoiles à l'œil nu, alors que c'est aujourd'hui très difficile, voire impossible pour la plupart d'entre nous.
Restitution de l'apparence d'Atlas et Pleione il y a environ cent mille ans (à gauche) et aujourd'hui (à droite), d'après Norris & Norris 2020, fig. 4.
Pourtant, les mêmes auteurs signalent aussi que les Pléiades comportent en réalité dix étoiles visibles à l'œil nu, et admettent que certains Aborigènes en voient huit ou plus. Or le principal problème est que l'explication qu'ils donnent ne peut concerner qu'un seul type de mythe des Pléiades, alors qu'il y en a bien d'autres, dont ils ne se préoccupent aucunement.
Tout d'abord, ce ne sont pas toujours des sœurs, car il s'agit souvent de personnages masculins: ce sont les sept Dilgehel ou Dilyebe pour les Navajo, sept chasseurs avec leurs balles de jeu chez les Inuna-Ina, six garçons selon les Pikanii, un groupe d’orphelins chez les Šuar; parfois sept garçons qui furent soulevés au ciel pendant qu’ils dansaient chez les Huron; une femme et ses frères, chez les Pawni; Coyote et ses filles, chez les Šošon; ou bien sept frères, dont l’un est tombé sur terre, chez les Nez-Percé. Un mythe BlackFoot conte que six garçons harcelaient leurs parents pour avoir de belles robes neuves en peau de bison; n’obtenant rien, ils émigrent au ciel où ils deviennent les Pléiades. Pour les Šasta, Coyote tue Raton-Laveur par mégarde et le fait manger à ses enfants, mais le plus jeune n’a pas été servi, et révèle ce crime à ceux de Raton-Laveur, qui vengent leur père en tuant tous les enfants de Coyote, sauf le dernier avec lequel ils partent au ciel: ce sont les Pléiades. Cette conception des Pléiades comme enfants, éventuellement accompagnés de leur mère, est assez fréquente en Amérique du Nord, et se retrouve en Amérique du Sud chez les Makuší. En Laponie, on les appelle Kallanpojat, c’est-à-dire «les Fils de Kalla».
Il peut aussi s'agir d’un personnage masculin unique, comme, en Amérique du Sud, chez les Bororó, les Arekuna, les Wapišána ou certains Karib de Guyane (dont le héros Makunaima est devenu «le» Pléiade). C’est «Grand-Père-Beaucoup-de-Choses» chez les Urubu, un ancêtre chez les Abipone et les Mokoví, un héros-étoile chez les Kadiwéu, le guerrier Onkoy chez les Amueša, «le Seigneur des Maladies» au Pérou ancien, et en Kičua actuel c'est Huayna (Ol)la, «le Jeune Guerrier».
Lorsqu'il est question de femmes ou de filles, elles ne sont pas forcément sept, ni même six. En effet, il peut s'agir d'une seule femme, comme c'est le cas chez les Warao, les Taulipang et certains Karib de Guyane, tels les Wayãpi qui l’appellent «la Femme aux Boucles d’Oreille». C’est l’« Étoile-Mère » des Arawak de Guyane, la «Femme-Chamane» des Barasana, la «Mère des Poussins» chez les Kasena.
Mais qui dit poussin dit mère poule et «poussinière», c'est-à-dire un «groupe de poussins», comme on appelle cet amas stellaire en France, selon une conception qui se retrouve en Italie (les Gallinelle), Allemagne (Gluckhenne) et en Hongrie. Bien loin de là, au Cambodge et au Siam, ce sont également «les Poussins» (Dao Luk Kai, Süm Lehk), tout comme en Afrique subsaharienne, et c'est «la Poule et ses Poussins» chez les Igbo ou les Šilluk, «la Poule et ses Six Poussins» chez les Dayak.
Il peut encore s'agir d'autres animaux, en nombre indéterminé: en Espagne las Cabreras, en catalan les Cabrelels, Cabrilles, Escambrilles, une nuée de cacatoès dans une tradition australienne, «les Petits Perroquets» chez les Mojo, les «Perruches» chez les Karajá, «la Portée de Renardeaux» selon certains Inuit, des chiots chez les Tis-Tsis-Tas (Cheyennes). Ailleurs en Amérique du Sud, on les voit aussi comme des abeilles ou des guêpes, et c'est l’«Essaim» chez les Guaraní et chez les Pamíva. Parfois, c’est un seul animal: un mouton sauvage chez les Kazaḫ, un serpent chez les Apurinã, Tariana et Tukáno, un opossum chez les Barasana, un poisson pour les Tlingit…
Elles peuvent donc être vues comme une collectivité indistincte d'êtres vivants, ou comme un seul, mais aussi comme un objet inanimé, ou comme un «tas» de choses n'évoquant aucun nombre précis.
Il peut encore s'agir d'un objet composé de plusieurs éléments : une pomme de pin dans le Haut-Vallès catalan, une Toison (Zappu) à Babylone, une sorte de chandelier de cristal chez les Arabes (aṯ-ṯurāyya), une peau de tapir et ses occupants chez les Tukúna, l’«Échafaudage de l’Abeille» chez les Tupi. C’est encore , le «Panier-à-claire-voie» chez les Kumanagoto et les Čayma, «le Panier» dans une légende juive, le «Tamis» en Perse, la «Grappe» dans une tradition grecque, la «Marque de l’Outarde» chez les Omaha.
Ou bien encore, c'est un être démembré, comme chez les Omaha également, tandis que dans diverses traditions d’Amérique du sud (Akawaio, Karib des Guyanes, Tupi amazoniens), les Pléiades sont constituées de la tête, un membre, un fragment ou les entrailles, les poumons… d’un être assassiné et dépecé.
D'autres groupes indistincts lui sont assimilés, comme «les Crins de Cheval» au Yatenga, «la Brousse» chez les Tamanak, «l’Amas» ou «le Marché» chez les Aztèques, «les Étoiles en Tas» chez les Hopi comme chez les Russes, en bas-allemand et chez les anciens Celtes. C'est «l’Amas» dans une des dénominations Huron, le «Duvet Blanc» chez les Bororó, une poignée de farine chez les Bakairí, «les Nombreuses» dans une des dénominations sanskrites, des «Petits Yeux» à Tahiti. Chez les Hébreux et Inka, c’est le «Tas» ou le «Groupe», et chez les Bugi c'est «la Touffe».
Il arrive aussi que ce soit un objet ordinaire comme la «Pelle de boulanger» au Pays de Galles, ce qui se retrouve aussi bien chez les Čečen et les Galgay!
Enfin, elles sont souvent six (Chine, Japon, Mésopotamie), mais alors il peut s'agir d'un astre brisé en six morceaux, donc appelé «les Six» selon les insulaires des îles Hervey, et de même que pour les gens du détroit de Bougainville. Mais les Tupi de la côte nord du Brésil voient neuf étoiles dans les Pléiades, tout comme des Amérindiens du bas Frazer, pour lesquels ce sont neuf enfants qui, abandonnés par leurs parents, ont pleuré et ont été transformés en étoiles par le dieu Qäls. Dans une légende Maya, ce sont quatre-cents garçons que leur père a tués parce qu’ils avaient tenté de lui faire subir le même sort. Or qui imaginerait chercher des raisons astronomiques à un tel chiffre de 400 Pléiades? Et sinon, pourquoi en chercher une quand les récits en évoquent sept, et pas quand il y en a neuf? Pour élucider les conceptions élaborées autour des Pléiades, ne conviendrait-il pas de tenir compte de toutes ces variantes? On ne peut sérieusement penser expliquer «le» mythe des Pléiades en les oubliant purement et simplement.
Je ne parle pas de l'analyse des auteurs sur la part jouée par les Pléiades dans le mythe de la Chasse Cosmique, qu'ils font remonter au Paléolithique. Ils ont sans doute raison de le faire, mais ont quand même grand tort de ne pas citer les auteurs qui ont étudié ce mythe avant eux, en arrivant aux mêmes conclusions:
Berezkin Yuri Evgenievich 2005. «Cosmic Hunt: Variants of Siberian-North American Myth.» Archaeology, Ethnology & Anthropology of Eurasia (Novosibirsk) 2(22): 141-150.
Berezkin Yuri Evgenievich 2005. «Kosmiline jaht. Põhja-Ameerika müüdi Siberi variandid.» Mäetagused. Hüperajakiri 30: 109-109.
d’Huy Julien 2013. «A Cosmic Hunt in the Berber sky: a phylogenetic reconstruction of a Palaeolithic mythology.» Les Cahiers de l’AARS 16: 93-106.
Thuillard Marc, Jean-Loïc Le Quellec, & Julien d’Huy 2018. «Computational Approaches to Myths Analysis: Application to the Cosmic Hunt.» Nouvelle Mythologie Comparée 4: 1-32 (http://nouvellemythologiecomparee.hautetfort.com/archive/2018/06/18/marc.
Pire encore, ils ignorent cet autre article qui traite directement de la Préhistoire de la mythologie des Pléiades:
d’Huy Julien, & Yuri Evgenievich Berezkin 2017. «How Did the First Humans Perceive the Starry Night? — On the Pleiades.» The Retrospective Methods Network Newsletter 12-13: 100-122.
Une fois de plus, certains veulent «expliquer» la mythologie grâce à leur propre science, sans paraître s'apercevoir que «mythologie», c'est non seulement le nom de la matière qu'ils veulent étudier, mais aussi le nom de la discipline qui le fait, et en laquelle on ne peut s'improviser expert. C'est bien dommage, car si Ray P. Norris et Barnaby R.M. Norris s'étaient davantage renseignés, cela leur aurait peut-être permis de s'aviser de ce que sept est le nombre qui apparaît le plus souvent dans les mythes, et que ce fait a fait suscité de nombreux travaux (avec Bernard Sergent, nous lui avons consacré huit pages de notre Dictionnaire Critique de mythologie). Étudier la variation du six au sept ne saurait se faire en éludant le problème de la répartition mondiale des mythes privilégiant les nombres pairs (essentiellement 2, 4, 6) par rapport à ceux où dominent les nombres impairs (3, 7, 9), pas plus qu'en négligeant le comput consistant à délimiter un nombre «franc» par l'unité supérieure, ou à considérer un nombre comme étant la «borne» de celui d'une unité inférieure (ainsi, dans la Genèse, la création s'opère en une durée de six jours, bornée par un septième, celui du repos divin).
Que des mythes astronomiques attirent l'attention d'astronomes, c'est très bien, mais ceux-ci auraient tout intérêt à pratiquer une véritable interdisciplinarité, au lieu de tenter des interprétations singulièrement réductionnistes. Faute de l'avoir fait, l'étude de Ray P. Norris et Barnaby R.M. Norris démontre seulement qu'au moment de la sortie d'Afrique il était facile de réellement voir sept étoiles dans l'amas des Pléiades. S'agissant de la mythologie dudit amas, non seulement la discussion ne peut se limiter aux récits qui évoquent tantôt six et tantôt sept éléments, mais en ce qui concerne les mythes où il y en a sept, il serait intéressant d'examiner plus précisément ceux où ils sont 6 + 1.
Ce travail reste à faire.