Expérience de pensée, ou réflexion insuffisante?

Un chapitre paru dans un récent ouvrage sur l'art rupestre se moque ouvertement du monde en publiant des faux sans prévenir son lectorat, ni dans son titre, ni dans son résumé. Honteux.
Quand paraît un livre sur les images rupestres, je me précipite généralement pour le lire. Et quand il est mis en ligne gratuitement, alors je ne puis que me réjouir de ce qu'il a été possible de trouver les moyens d'un tel partage des connaissances.
Eh bien, justement, un tel ouvrage vient d'être rendu disponible sur le site des éditions Springer, sous le titre

Deep-Time Images in the Age of Globalization
Rock art in the 21st Century


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Ses éditeurs affirment qu'il s'agit du premier ouvrage à examiner l'impact de la mondialisation sur la recherche en l'art rupestre; qu'il offre une approche novatrice de la recherche sur l'art rupestre, et qu'il présente une approche interdisciplinaire de l'art rupestre et de son interprétation. Soit.

Je commence par consulter la table des matières, et je découvre que l'un des chapitres est dédié à
«The Earliest Dated Pictures in the Dispersal of Psychologically Modern Humains: A middle Paleolihic Painted Rock Shelter (c. 45 KA) at Wadi Defeit, Egypt.»

«Les premières images datées de la dispersion d'humains psychologiquement modernes : Un abri-sous-roche peint du Paléolithique moyen (c. 45 KA) à Wadi Defeit, Égypte.»

Alors là, je dirais qu'on a du scoop de première classe, et qu'une telle découverte est sans précédent. On sait en effet
que les gravures rupestres les plus anciennes de toute la moitié nord de l'Afrique sont celles du site de Qurta en Égypte (à une quarantaine de kilomètres au sud d'Edfu, sur la rive orientale du Nil); Elles sont parfaitement bien datées, à la fois par le radiocarbone et par l'OSL. On peut se reporter à ce propos à la publication dirigée par Dirk Huyge dans Antiquity.

Des sédiments qui recouvraient complètement l’une des gravures de Qurta ont livré les quatre dates OSL suivantes: 10±1 ka, 13±1 ka, 16±2 ka et 17±2 ka. De plus, deux autres dates ont été obtenues sur des restes organiques, cette fois par la méthode du 14C: elles sont de 10585±50 BP et de 12130±45 BP, ce qui n’est pas significativement différent des précédentes. Il s’agit toujours de datations
post quem, ce qui veut dire que les gravures sont forcément plus anciennes. De combien, on ne le sait pas, mais, même avec cette incertitude, on comprend tout l'intérêt de cette découverte qui a été propagée dans les médias sous le surnom de «Lascaux sur Nil», et qui a fait couler beaucoup d'encre en son temps.

Mais revenons à notre ouvrage. Il s'agit d'un livre collectif dirigé par Oscar Moro Abadía «Professeur à la Memorial University de Newfoundland», Margaret W. Conkey, professeure émérite d'Anthropologie à l'université de Californie (Berkeley) et Josephine McDonald, «Directrice du Centre de Recherche sur l'Art Rupestre à l'université de Western Australia.»

Dans un premier chapitre introductif, ce trio nous signale notamment que, dans son chapitre, Whitney Davis (de l'«Université de Californie, Berkeley») «réfléchit avec ironie à l'obsession des archéologues et des historiens de l'art de trouver les premières images rupestres datées au monde, offrant une approche critique importante de certaines idées populaires dans la recherche sur l'art rupestre.»

Allons-y donc voir.

Je me hâte, et la première chose que je découvre, c'est l'illustration suivante:
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Si elle appartient au Paléolithique récent, alors cette image supposée se trouver sur la paroi d'un abri dénommé «The Hunter Shelter» (l'abri du Chasseur) est effectivement extraordinaire, et sa localisation en Égypte ajoute à son importance. Mieux encore: l'auteur publie une seconde image, que voici:
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La publication de ces deux scènes de chasse à l'éléphant, sans aucun parallèle dans tout le Paléolithique, s'accompagne, comme il se doit, d'un long texte savant qui donne l'historique et le détail de la découverte, une carte de localisation, un plan de situation dans l'abri, un commentaire stylistique, tout en argumentant sur des éléments de datation extrêmement solides, puisqu'ils s'appuieraient sur pas moins de trois méthodes différentes, donnant des résultats concordant. Viennent ensuite de longs développements détaillant les conséquences de cette découverte majeure sur les études de la sortie d'Afrique des humains «psychologiquement modernes» et donc sur l'histoire du peuplement du globe.

Rien que ça ! Wow.

Au total, l'article occupe les pages 165 à 179 du livre. Ce n'est qu'à la page 173, donc après neuf pages de ces développements savants, que l'auteur révèle tout à trac que «malheureusement, l'Abri du Chasseur n'existe pas».
Je me frotte les yeux et découvre que Whitney davis lance alors des justifications acrobatiques occupant les trois pages et demies de la fin du chapitre, pour tenter de présenter sa démarche comme relevant d'une «expérience de pensée»!

Je dois avouer que j'ai eu beaucoup de mal à terminer cette lecture.

Mais le plus important, et que je trouve absolument inadmissible, c'est que nulle part dans le titre du chapitre, et nulle part dans le long résumé présenté au début, il n'est question d'une «expérience de pensée.» Titre et résumé insistent au contraire sur l'importance d'une découverte extraordinaire, alors que ce qui nous est présenté ainsi, c'est tout simplement un faux (plutôt maladroit, en plus, mais c'est une autre question).

Je ne comprends pas comment des éditeurs et des experts ont pu laisser passer cela.

Sérieusement, il ne s'est trouvé aucune petite voix pour dire que c'était une très mauvaise idée?

Springer, Oscar Moro Abadía, Margaret W. Conkey, Josephine McDonald et Whitney Davis s'honoreraient en modifiant le titre et le résumé de ce chapitre pour prévenir le public qu'il n'y est aucunement question d'une quelconque découverte, mais qu'il s'agit simplement d'exposer une «expérience de pensée».





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