Un colibri élusif
L'histoire est évidemment racontée sur la page FaceBook du mouvement du même nom:
Le petit oiseau et sa goutte d'eau figurent bien sûr sur le logo du mouvement:
Pierre Rabhi avait raconté cette histoire dans son livre publié aux Éditions de l'Aube en 2006 : La part du Colibri. L'espèce humaine face à son devenir. Ce succès de librairie a connu des rééditions en 2009, 2011, 2012, 2014, 2015, 2017, 2018, ce qui a contribué à populariser cette «légende amérindienne du colibri». Voici la version publiée par Rabhi:
Par la suite, ladite légende fut aussi diffusée grâce à une bande dessinée co-éditée par Les Colibris et les éditions Actes Sud (dont les liens avec l'anthroposophie ne sont plus à démontrer). À cette publication est joint un CD dans lequel la chanteuse Zaz raconte et chante la légende, avec des paroles de Cyril Dion.
Conteurs et conteuses s'en sont également emparés, à l'instar de Wangari Maathai. En 2012, Plum', une rappeuse toulousaine, avait déjà publié un maxi sous ce titre, dans lequel on entend au début Pierre Rabhi himself raconter l'histoire en précisant bien que «c'est une légende amérindienne» (c'est ici).
Je me suis toujours étonné d'une telle affirmation, car je n'ai jamais retrouvé ce mythe au cours de mes lectures. D'autres que moi se sont montrés réservés, comme Laurence De Cock, qui a twitté ceci:
Ainsi, le récit popularisé par Pierre Rabhi et son mouvement serait un détournement de la «légende originelle»? Il importe donc de retrouver celle-ci. La source de Laurence De Cock est un article du conteur Patrick Fischmann, que j'avais lu à sa parution dans le magazine Reporterre, et dont je dois bien dire qu'il ne m'avait pas convaincu. Dans cet article, intitulé «Et si le conte du colibri n'était pas gnangnan?» Patrick Fischmann renvoyait, en guise de source, à… son propre livre, L'Homme naturé. Pour en finir avec l'environnement. Ma foi, on n'est jamais mieux servi que par soi-même! Une annexe de ce livre s'intitule «Colibris et pélicans», et c'est là que se trouverait donc la «légende originelle». Dans une présentation de ce passage accessible ici, il est précisé que la légende serait amazonienne. La version publiée par Patrick Fischmann peut se lire ici, et en voici la fin, qui complète effectivement l'histoire contée par Pierre Rabhi, d'une façon qui en change radicalement le sens:
«Aux moqueurs il répondit "je fais de mon mieux, je fais ma part". Mais l’oiseau-mouche ne faisait pas simplement de "son mieux" ni seulement "sa part". En agissant ainsi, il volait de cœur en cœur et convoquait le grand torrent des becs. Le seul à pouvoir éteindre la fournaise.
Pélican reçut le message et s’élança vers la rivière. Quand il revint volant lourdement, il vida le contenu de sa poche sur les flammes. Une épaisse fumée noire s’éleva dans les airs. Un, deux, cent pélicans le suivirent. Il suffisait qu’un merle, un ara ou un pinson se décide, pour qu’un pélican de plus les rejoigne. Une escadrille blanche dont chaque pompier était un jumeau né au cœur d’un oiseau. Ainsi les pélicans sortaient d’on ne sait où, ils s’élevaient du monde intérieur et ne comptaient pas les gouttes. Tout froissement d’aile et tout envol était contagieux et certaines poches ruisselèrent une eau qu’on ne connaissait pas.
Bien sûr certains ne décollèrent qu’à la toute fin de l’incendie, toutefois on ne vit jamais battre autant d’ailes ni se dédoubler autant de cœurs. Ni tant d’eau inconnue apparaître.
Des oiseaux admirables se brûlèrent les ailes mais tant de flots versés ensemble éteignirent l’incendie.
Ainsi le vieil âge de la terre fut recousu, réveillé par ceux dont les becs piochaient, en eux et dans le futur de la grande tribu des vivants, l’eau ruisselante de la vie.»
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi, une «légende amérindienne» d'Amazonie qui évoque une «escadrille blanche» et des «pompiers», cela me fait suspecter, à minima… disons… un certain degré de ré-écriture.
Bon, mais alors, cette source?
Eh bien, tout ce que j'ai pu trouver, c'est un livre de Michael Nicoll Yahgulanaas, un artiste haida et défenseur de l'environnement né en 1954: Flight of the Hummingbird. Ce livre a connu plusieurs éditions, dont la dernière, parue en 2020, est préfacée par… Wangari Maathai (la conteuse citée plus haut). Son sous-titre, A parable for the environment («Une parabole pour l'environnement») indique qu'il s'agit d'un ouvrage militant, non de la publication d'un conte traditionnel. À la fin du livre, une postface de Michelle Benjamin révèle que cette «histoire d'un petit oiseau dévoué, déterminé à éteindre un feu de forêt, est inspirée d'une parabole contée chez les Quechua de l'Équateur». Il s'agit donc bien d'une création librement élaborée par un artiste très préoccupé par la sauvegarde de l'environnement.
Ce livre a été traduit en français et publié à Montréal en 2008 sous le titre Le vol du colibri, d'après une légende amérindienne avec une préface de Richard Desjardins et une postface… du Dalaï-Lama (je ne sais pas si c'est la première édition).
De fait, des colibris interviennent bien dans plusieurs mythes amérindiens, où ils peuvent être en rapport avec le feu. C'est typiquement un oiseau pyrophore: c'est lui qui apporta le feu sur terre, ainsi que le narre par exemple ce conte des Ohlone de Californie, tel que raconté par Linda Yamane dans un livre primé par l'American Folklore Society, et qu'on peut lire ici:
Une fois, il y a très longtemps, quelque chose est arrivé au monde. L'océan est monté de plus en plus haut, recouvrant peu à peu la terre jusqu'à ce que presque tout soit recouvert d'eau. L'aigle, le colibri, la corneille, le corbeau et le faucon étaient réunis au sommet d'une montagne, regardant le monde et voyant comment il avait été détruit. Après plusieurs jours, Aigle eut une idée et utilisa sa magie, avec l'aide de Faucon, pour assécher les eaux.
À ce moment-là, les cinq amis avaient faim. Il y avait de la nourriture à trouver, mais ils avaient besoin de feu pour cuisiner. Aigle connaissait le seul endroit où l'on pouvait trouver du feu, et envoya son petit neveu Colibri chercher du feu chez les Blaireaux sous terre. Mais les blaireaux refusèrent de partager leur feu et renvoyèrent Colibri.
Lorsque Colibri revint, Aigle était très en colère et le renvoya. Cette fois, les blaireaux virent le Colibri arriver et dirent : "Couvrez le feu ! Couvrez le feu !" Ils cachèrent leur feu en le recouvrant d'une peau de cerf.
Mais la peau de cerf était percée d'un trou, là où une flèche était passée, et le Colibri y pénétra avec son bec long et étroit. Il a sorti une braise chaude et l'a emportée. Mais avant qu'il ne puisse la mettre en sécurité sous son aile, elle s'est enflammée, rendant sa gorge rouge vif.
C'est pourquoi le colibri a une gorge rouge, et c'est ainsi qu'il y a à nouveau du feu dans le monde.
Les récits associent souvent le colibri à la pluie, notamment chez les Hopi, les Zuñi et les Pueblo, ainsi que l'a montré Agatha Gail Pare. Le mythe le plus proche de ladite «légende originelle» popularisée par Rabhi a été noté chez les Pueblo. La version publiée par Hamilton A. Tyler raconte qu'un esprit fut aveuglé après avoir perdu un pari avec le soleil. En colère, il se mit à cracher une lave brûlante qui provoqua l'embrasement de la terre. Alors un colibri rassembla les nuages des quatre directions, lesquels apportèrent une pluie qui éteignit les flammes.
Contrairement à ce qu'on lit dans les histoires bricolées par Rabhi ou d'autres auteurs, on reconnaît ici des mythèmes fréquents en Amérique, comme celui de l'ekpyrosis (embrasement du monde) ou comme celui des quatre orients rapportées à un centre.
Bref: en matière de mythes amérindiens, Rabhi est bien le dernier à qui se fier.
Vous me répondrez peut-être qu'en d'autres matières aussi, mais ça, c'est une autre histoire !