Un souvenir du Taleššut

«Pierres, parlez donc!» lançait le chanoine Mahé aux mégalithes bretons, au XIXe siècle. Face à leur silence, il est certes fort tentant de faire parler les pierres, mais il ne sagit là, bien souvent, que d'un simple exercice de ventriloquie.

De 1976 aux années 1990 et suivantes, nous fûmes plusieurs à explorer systématiquement les vallées du Măsak Saṭṭăfăt, le vaste «plateau noir» qui s’étend à l’extrême sud-ouest de la Libye. C’est là qu’en juillet 1850 Heinrich Barth avait eu la surprise de contempler les gravures qu’il mentionne dans son récit de voyage: il s’agissait des premières œuvres rupestres sahariennes portées à la connaissance du monde savant, presque trois décennies avant la découverte de la grotte d’Altamira. La plus célèbre des gravures dont il rapporta l’existence est celle qu’il surnomma l’Apollon Garamante, croyant y reconnaître l’illustration d’un mythe narré par les auteurs grecs antiques (Fig. 1).

Apollon
Fig. 1. La gravure de l'apollon Garamante, telle que publiée par Heinrich Barth.


En 1937, dans un livre intitulé
Ekade Ektab Les Pierres écrites»), Leo Frobenius signala qu’autour du site visité par Barth se trouvaient beaucoup d’autres gravures, ornant les parois des vallées voisines, et il en publia pour la première fois des photographies. L’attention ne fut de nouveau attirée sur cette région qu’en 1978, avec un article de Gérard Jacquet qui signalait l’extraordinaire scène de traite de l’oued Tiksatin, qui est peut-être la plus ancienne de ce genre actuellement connue. Vinrent ensuite une série d’articles de Jan Jelínek faisant connaître d’autres gravures de la même région, et le livre de Giancarlo Negro et des frères Castigliani, qu’Alfred Muzzolini qualifia de «Nouvel Ekade Ektab».

Dans les années 1990, les découvertes les plus récentes étaient systématiquement présentées aux rencontres des
Amis de l’Art Rupestre Saharien. Chacun de ces colloques apportait alors son lot de nouveautés parfois sidérantes, que présentaient tour à tour Axel et Anne-Michelle Van Albada, Yves et Christine Gauthier, Rüdiger et Gabriele Lutz ou Gérard Jacquet. Théranthropes, scènes de sacrifice, rituels énigmatiques… chaque visite au Măsak apportait son lot de surprises.

C’est dans ce contexte qu’en juillet 1992 nous avons entrepris, avec Christine et Yves Gauthier, de parcourir l’intégralité de l’oued Taleššut, que nous pensions devoir receler des œuvres importantes, puisqu’une visite antérieure avait permis d’y découvrir à peu de distance de son embouchure, outre une série d’hippopotames grandeur nature, deux des plus extraordinaires théranthropes du Măsak (Fig. 1).


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Fig. 1. L'un des théranthropes de l'oued Taleššut, au Măsak Saṭṭăfăt (Libye).


Nous nous étions partagé le travail, particulièrement pénible en cette région sous le soleil de juillet, et nous progressions de méandre en méandre:

«Tu prends la rive gauche et nous la rive droite, jusqu’au prochain virage, et après on change!»

Et ainsi de suite.

Il faut savoir que, dans cette zone, les gravures se trouvent généralement dans les parties concaves des méandres des oueds, là où les falaises sont facilement accessibles du plateau par la partie convexe en descente douce qui leur fait face. Remontant l’oued lentement en inspectant chaque rocher, chaque anfractuosité, nous nous demandions bien, après chaque méandre, ce qui pouvait nous attendre à la prochaine configuration de ce genre.

Progressant de mon côté le long de la rive gauche, je tombai sur un ensemble dont la découverte me pétrifia littéralement (Fig. 2).

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Fig. 2. Ensemble de gravures organisées autour d’une petite grotte du même oued, photographié en 1992.


Il y avait là une petite cavité au-dessus de laquelle avait été gravée une «femme ouverte» placée entre, à gauche, un taurin du type «à corne unique incurvée vers l’avant» et divers tracés peu lisibles, et à droite ce qui me sembla être une brebis (Fig. 3).

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Fig. 3: Détail de la «femme ouverte» placée juste au-dessus de l’ouverture de la petite grotte.


Ladite brebis semblait dotée d'avec un cordon ombilical rejoignant uneforme ovale ensellée, elle-même placée dans un de ces grands «ovaloïdes» connus à quelques centaines d’exemplaires au Masăk et qui résistaient à toute tentative d’interprétation (Fig. 4).

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Fig. 4. Gravure à droite de la femme précédente: une brebis semble avoir mis bas et se retourne, non pas vers un nouveau-né encore relié au cordon, mais vers une forme évoquant un fœtus expulsé avant terme.

Deux blocs effondrés à droite de cet ensemble empêchaient de distinguer en entier les gravures le prolongeant. M’approchant, je vis qu’il s’agissait de la gravure extrêmement détaillée d’un taurin couché, doté lui aussi d’une sorte de triple cordon ombilical (?), mais là disposé de manière à faire le tour de l’animal (Fig. 5).

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Fig. 5. Gravure situé à droite de la précédente: bovin couché entouré d’un triple cordon partant de son ventre (ou de son sexe?) pour aller rejoindre une forme ovale (placentaire?) renfermant un humain incomplet.

Ce cordon va rejoindre, sur l’autre face d’un petit dièdre, une seconde forme ensellée —placentaire?— renfermant une figure humaine incomplète (Fig. 6).

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Fig. 6. L'être humain incomplet à l'intérieur de la forme placée à l'extrémité du cordon.

Face à cet ensemble, je ne pus que m’asseoir sur le sable et contempler ces merveilles, immobile dans le silence du désert. Ce dispositif gravé unique était d’autant plus fascinant que j’étais tombé sur lui après des heures de marche sous une température accablante, dans une zone abandonnée depuis des millénaires et qui figurait en blanc sur toutes les cartes. Les idées se bousculaient en moi, faisant oublier la fatigue et la soif. Tout alentour s’étendait un monde minéral pratiquement mort, et pourtant, là, juste en face, ce groupe de figures était comme un hommage à la vie, patiemment gravé par d’anciens lapicides au savoir-faire magistral.

Quelle chance de tomber là-dessus! Quel privilège d’être le premier à contempler ce lieu depuis… combien de temps? Certes peut-être pas depuis la préhistoire, mais quand même! Dans un tel moment, on oublie que le Sahara vous donne souvent l’impression trompeuse d’être le premier à passer quelque part. Cette fois, devant cette femme présentant la cupule de son sexe juste au-dessus de l’entrée d’une petite grotte, les vers d’Henri de Régnier me revinrent à l’esprit, qui disent que la femme «est la fleur éclose à l’entrée des voies souterraines et périlleuses, la fissure vers l’au-delà par où s’engouffrent les âmes».

Cet ensemble d’images ne constituait-il pas une sorte de pierre de Rosette des arts rupestres du Sahara central? Avais-je raison d’y voir un bovin couché près d’une «femme ouverte» jouxtant une brebis mettant bas? Ce bovin n’était-il pas, de plus, relié à ce qui ressemblait fort à un placenta à l’intérieur duquel se laissait voir un petit être humain incomplet, comme en formation?

Tout cela me faisait penser aux mythes anthropogoniques répandus chez les Peul, Nuer, Shilluk et bien d’autres groupes de l’Afrique orientale, centrale et méridionale, et selon lesquels c’est un bovin légendaire qui donna naissance à l’humanité primordiale. Je me remémorais confusément quelques-uns des développements élaborés sur le mythème du placenta initial par les Dogon, les Ewe, les Yoruba… J’essayais désespérément de rassembler mes souvenirs pour tenter de pénétrer une part au moins de ce mystère gravé, tout comme l’avait fait Heinrich Barth cent quarante-deux ans auparavant, quand il mobilisait, lui, ses lectures d’Hérodote et des Hymnes homériques pour essayer d’élucider l’énigme de son «
Apollon garamante».

Je me disais que sitôt rentré en France, il me faudrait relire de toute urgence les publications de Marcel Griaule et Germaine Dieterlen sur les cérémonies au cours desquelles des hommes, réunis dans une caverne isolée, réactualisent la formation de l’humanité dans le placenta primordial. Ne me trouverais-je pas dans le seul endroit du Sahara où de tels rituels se seraient effectués, quatre ou cinq millénaires avant l’ère commune?

Trente années après ces instants, et après avoir pu revisiter ce site plusieurs fois depuis lors, je conserve un souvenir émerveillé de mon premier passage. Les questions qui s’étaient alors précipitées sont toujours de saison, et elles valent pour tous les arts rupestres. Ces images peintes ou gravées illustrent-elles d’anciens mythes? Est-il possible de retrouver les conceptions ayant guidé les artistes qui les ont laissées? Pour qui donc les ont-ils réalisées? Et quelle fonction jouaient-elles dans leur société?

Parfois, il nous semble que ces figures nous racontent tout bas quelque mythe oublié; nous nous imaginons qu’elles nous parlent, mais n’est-ce pas là pure ventriloquie de notre part?

[Texte initialement paru dans
La Lettre d'Archéo-Nil n° 2, 2022, p. 11-17 — Visitez le site d'Archéo-Nil, riche en informations!]


Pour en savoir plus:

Barth Heinrich 1857.
Reisen und Entdeckungen in Nord-und Central-Africa in den Jahren 1849 bis 1855. Gotha: J. Perthes, xlii-638 p.

Castiglioni Angelo & Alfredo, & Giancarlo Negro 1986.
Fiumi di pietra. Varese: Edizioni Lativa, 366 p., 82 ph. couleur, 518 ph. N & B p.

Dieterlen Germaine 1981. «Placenta.»
In Yves Bonnefoy [Ed.], Dictionnaire des Mythologies, des Religions et des Sociétes Traditionnelles et du monde antique, vol. II, p. 266–267. Paris: Flammarion.

Griaule Marcel, & Germaine Dieterlen 1965.
Le renard pâle. I Le mythe cosmogonique. 1. La creation du monde. Paris: Institut d'Ethnologie, 544 p.

Jacquet Gérard 1978. «Au cœur du Sahara libyen, d'étranges gravures rupestres.»
Archéologia 123: 40-51.

Jelínek Jan 1984a. «Mathrndush, In Galgien, two important Fezzanese Rock Art Sites; Part I, Mathrndush East, Mathrndush Main Gallery (MMG).»
Anthropologie 22(2): 117-170.

——— 1984b. «Mathrndush, In Galgien, two important Fezzanese Rock Art Sites; Part II, In Galgien, Comparative Analysis.»
Anthropologie 22(3): 237-268.

——— 1985a. «Tilizahren, the key site of Fezzanese rock art (a).»
Anthropologie 23(2): 125-268.

——— 1985b. «Tilizahren, the key site of Fezzanese rock art (b).»
Anthropologie 23(3): 223-275.

Le Quellec Jean-Loïc 1993. «Nouveaux documents rupestres du wadi Tiduwa au Messak Mellet (Fezzân, Libye).»
Les Cahiers de l'AARS 1: 19-22.

——— 1994. «Nouvelles données sur les "ovaloïdes" gravés de la région du Messak libyen.»
Société d'Études et de Recherches Préhistorique, les Eyzies 43: 57-83.

——— 1998.
Art rupestre et préhistoire du Sahara : le Messak libyen. Paris: Payot & Rivages, 616 p.

Le Quellec Jean-Loïc, & Yves Gauthier 1992. «Un dispositif rupestre du Messak Mellet (Fezzân) et ses implications symboliques.»
Sahara 5: 29-40.

Muzzolini Alfred 1987. «Deux nouveaux « Ekade Ektab.»
Ars Praehistorica 5-6: 265-271.