Doucement avec le datura, siouplé!
La consommation de datura étant avérée dans un abri orné de Californie, faut-il en conclure que les peintures de son plafond ont un rapport avec cette plante?
Un article qui vient de paraître dans les PNAS (Proceedings of the National Academy of Science) présente la première attestation d'une consommation de datura sur un site d'art rupestre de Californie. Il s'intitule: «Datura quids at Pinwheel Cave, California, provide unambiguous confirmation of the ingestion of hallucinogens at a rock art site» et il est librement accessible en ligne.
Il y est d'abord rappelé qu'un grand nombre d'interprètes ont voulu voir, dans les images schématiques peintes et gravées sur les rochers ou les parois des grottes, de prétendus «signes entoptiques» provoqués par la transe, en particulier par suite de la consommation d'hallucinogènes.
Au moyen d'une simplification abusive qui a trop souvent fait associer systématiquement la transe au chamanisme, cette hypothèse est à la source d'un courant interprétatif qui permet à ses adeptes de voir du chamanisme quasiment partout, à toutes les époques, puisqu'il leur suffit pour cela d'avoir observé quelques signes géométriques simples. L'initiateur de cette hypothèse est David Lewis Williams, qui l'a construite à partir d'observations effectuées sur quelques sites d'Afrique du Sud, et elle fut introduite en France par son ami Jean Clottes, tous deux ayant cosigné un livre qui l'a popularisée: Les Chamanes de la Préhistoire. En Amérique du Nord, l'un de ses principaux promoteurs est David Whitley. Cette façon de voir a été très vivement critiquée par la plupart des archéologues, et surtout par les spécialistes du chamanisme, mais ses adeptes n'en démordent pas.
Par ailleurs, il est bien attesté par l'ethnographie que les autochtones de Californie utilisaient le datura, notamment sous forme d'une infusion appelée toloache, consommée durant l'initiation des jeunes garçons. Après avoir été initiés, certains pouvaient continuer à prendre du datura leur vie durant, en contexte rituel, soit sous la forme toloache, soit en mâchant les racines, les graines ou les fleurs.
Petite parenthèse: aujourd'hui, ce nom a été repris par diverses marques, et par un restaurant parisien.
L'hypothèse d'une relation entre des prises de toloache et certaines figures rupestres de Californie avait déjà été exposée en 1978 par Klaus Wellmann, qui supposait que nombre des peintures des Chumash pourraient s'expliquer ainsi, notamment lorsqu'elles représentent des motifs circulaires énigmatiques. L'idée est ancienne, car Wellman l'avait empruntée à Kroeber, qui fut sans doute le premier à suggérer qu'il pourrait y avoir un rapport entre les peintures polychromes des Chumash et les rituels à toloache.
Peinture réalisée par des Chumash sur le plafond d'un petit abri des monts San Emigdio près de Santa Barbara en Californie, que Wellman rapproche de l'usage local de s'intoxiquer au toloache (d'après Klaus F. Wellmann,1978. «North American Indian Rock Art and Hallucinogenic Drugs.» JAMA The Journal of the American Medical Association 239 (15): Fig. 1).
En 1925, Alfred Kroeber a publié plusieurs peintures des plaines de Carrizo, au nord-ouest de Los Angeles, en remarquant que l'aire de répartition de ce type de peintures semble coïncider avec celle des rituels au toloache, et il en déduisait qu'«une association avec cette religion est à envisager, bien que rien de positif ne soit connu en la matière.» Au terme de son analyse, il restait très dubitatif, en concluant prudemment:
«Deux questions sont toujours posées à propos des pictogrammes : Que signifient-ils et quel âge ont-ils? On ne peut répondre à aucune de ces questions. Les Indiens modernes les connaissent toujours comme des points de repère, mais peuvent donner aussi peu d'informations que le visiteur, sauf pour dire que ces pictogrammes ont toujours été là. Aucune histoire associée ne peut être déchiffrée à partir d'un des groupes de ces symboles, et beaucoup sont si manifestement non représentatifs qu'ils laissent perplexe même une imagination spéculative. De nombreuses images ont peut-être été réalisées par des chamanes, mais là encore, il n'y a pas de preuves spécifiques qui pointent dans cette direction, et il est tout à fait possible que les guérisseurs n'aient pas été associés à la réalisation de ces images.»
(Kroeber Alfred Louis. 1925. Handbook of the Indians of California. Washington: Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology Bulletin 78, p. 938).
Peinture des plaines de Carrizo, Californie, d'après Kroeber (Handbook of the Indians of California, pl. 83)
Jusqu'à présent, aucune étude au monde n'avait encore permis d'apporter la moindre preuve qu'une substance hallucinogène aurait été consommée sur un site d'art rupestre. Or dans un abri-sous-roche de Californie appelée Pinwheel Cave, c'est-à-dire la «Grotte du Moulinet» (à cause d'un motif rayonnant qui y fut peint en rouge), les archéologues avaient remarqué depuis des années que des restes végétaux avaient été fichés dans des fissures du plafond à une date indéterminée.
Cette fois, les analyses 3D et par chromatographie liquide / spectrométrie de masse, ou encore par microscope électronique à balayage, publiées dans l'article des PNAS, ont établi sans le moindre doute possible que la plupart de ces restes végétaux sont des morceaux de Datura wrightii (ou Stramoine de Wright) qui ont été chiqués avant d'être enfoncés dans des crevasses de la roche. L'étude archéologique a par ailleurs démontré que l'abri avait été occupé pour se livrer à diverses activités durant une longue période, depuis les XVIe-XVIIe siècles jusqu'aux environs de 1890. La fouille a livré des restes de foyers, de grandes quantités de charbon, du matériel de broyage, des armatures de flèches, un calibreur de hampe de flèches, et des restes de gibier (artiodactyles et petits mammifères). Tout ceci indique que la consommation de datura n'empêchait pas que cet abri soit utilisé à d'autres fins, notamment pour la peinture. Il est certes possible de penser que différentes activités conduites sur ce site étaient saisonnières, mais cela n'est pas démontré.
Dans les fissures du plafond, quelque cinquante-six chiques ont été identifiées, chacune correspondant sans doute à une seule «dose» mastiquée afin d'en extraire les alcaloïdes hallucinogènes. Plusieurs d'entre elles ont pu être correctement datées, la plus ancienne remontant aux environs des années 1530 - 1655 de l'ère commune.
Exemples de chiques fichées dans les fissures du plafond de l'abri de Pinwheel Cave (d'après David Robinson, Kelly Brown, Moira McMenemy et al. 2020. «Datura quids at Pinwheel Cave, California, provide unambiguous confirmation of the ingestion of hallucinogens at a rock art site.» Proceedings of the National Academy of Science, fig. 2 en haut).
Selon l'article des PNAS, maintenant que des preuves incontestables de la mastication d'une substance hallucinogène sur un site à peintures rupestres ont été apportées, il convient toujours de remettre en question les hypothèses de David Lewis-Williams, Jean Clottes, David Whitley et une multitude de suiveurs selon lesquels l'imagerie de l'art rupestre refléterait directement les images vues en transe. En effet, cette découverte ne confirme absolument pas le modèle chamanique d'interprétation des peintures faisant appel à des figures entoptiques obtenues par des états de conscience altérés. J'ajouterais que, de toute manière, ledit modèle a été réfuté depuis belle lurette!
À la suite de ces observations et déductions très intéressantes, l'article passe à l'interprétation des peintures du site en se basant sur un raisonnement très simple: puisque l'utilisation du datura sur place est indubitable, les peintures devaient être en relation avec cette plante. Cette déduction est éminemment discutable, puisque toute une partie de la même publication a démontré juste avant cela que ledit site était utilisé pour des activités variées, en particulier le redressage des hampes de flèches. Rien n'oblige donc à associer de préférence ces peintures avec la consommation de datura plutôt qu'avec n'importe quelle autre de ces activités.
Si les auteurs le font néanmoins, c'est parce que la seconde partie de leur démarche interprétative s'appuie sur le fait que lorsque le bourgeon de datura s'ouvre, la corolle se déploie en cinq bras, chacun se recourbant pour créer un aspect de roue aux rayons spiralés.
Bouton de Datura wrightii en train de s'ouvrir (photo Ron Vanderhoff, CC-BY-NC 4.0).
Or l'une des peintures du site, celle qui a donné son nom à l'abri-sous-roche, représente justement une sorte de roue aux bras spiralés, et il est donc proposé de voir dans cette figure une représentation de la plante:
Comparaison d'une peinture de Pinwheel Cave avec un bouton de Datura wrightii, d'après d'après Robinson, Brown, McMenemy et al. 2020, fig 1.
On peut cependant s'étonner de la dimension de cette peinture (plus de trente centimètres de diamètre) alors que la fleur naturelle ne dépasse pas les quinze centimètres de diamètre lorsqu'elle s'est ouverte.
Datura wrightii, illustration botanique du Jepson Herbarium.
Sans s'arrêter à ce détail, l'interprétation se poursuit en rappelant que lorsque les fleurs de datura s'ouvrent, elles attirent des pollinisateurs crépusculaires de la famille des sphingidés, et l'article mentionne alors le papillon Hyles lineata, en renvoyant à un article de Verne Grant portant sur le comportement des sphinx qui butinent les fleurs de Datura innoxia (anciennement: meteloides) jusqu'à en être intoxiqués. Il s'agit certes d'une autre espèce de datura, mais elle est également répandue dans le sud-ouest de l'Amérique du Nord, et son bouton présente lui aussi la forme spiralée caractéristique:
Bouton de Datura innoxia (photo El Grafo, CC-BY-SA-4.0).
Comme le montrent cette photo et la précédente, la forme spiralée des boutons de datura est lévogyre, alors que la peinture est dextrogyre. Il me semble difficile de croire à une étourderie des peintres, quand on connaît l'importance des notions de droite et de gauche dans la plupart des cultures, mais j'avoue ignorer ce qu'il en est chez les Amérindiens de Californie. Par ailleurs, il n'est pas certain que le papillon mentionné ait accoutumé de butiner Datura wrightii, mais ce n'est pas grave, car il est avéré qu'un autre sphinx, Manduca sexta, a bien, lui, pour habitude de butiner les fleurs de cette plante au crépuscule. Cela conduit les auteurs à clore l'interprétation en associant aux déductions précédentes une autre image peinte sur le site, celle d'un anthropomorphe assez peu visible, mais que DStretch permet de bien observer:
L'anthropomorphe peint sur le plafond de Pinwheel Cave (d'après d'après Robinson, Brown, McMenemy et al. 2020, matériaux supplémentaires).
Il faut noter que ces peintures sont connues depuis longtemps, et qu'un relevé en avait déjà été publié en 2008 par David W. Robinson et Fraser S. Sturt (co-auteurs de l'article des PNAS):
Relevé des peintures du plafond de Pinwhee Cave (d'après Robinson & Sturt 2008).
L'interprétation de l'anthropomorphe voisin du motif spiralé est alors la suivante:
«Avec ses antennes, ses yeux dichoptiques et son abdomen terminé en pointe, la tête et le corps du transmorphe qui l'accompagne semblent correspondre à une forme d'insecte, représentant peut-être un sphinx».
L'appellation «transmorphe» désigne ici un théranthrope, c'est-à-dire un être hybride, en partie humain et en partie animal. Mais il s'agirait d'un «humanimal» d'un type particulier, car il serait monté en train de se métamorphoser en passant de l'un de ces états à l'autre. Nous aurions donc ici la figure d'une chimère, ayant la forme temporaire d'un insecte humanisé. L'hypothèse d'un insecte à quatre membres vous semble bizarre? Alors écoutez les auteurs, qui ont réponse à tout, et qui tirent justement parti de ces quatre membres pour y voir la preuve que l'insecte est devenu humain:
«Avec ses quatre membres, le Transmorphe semble être anthropomorphisé. Ainsi, tout comme le sphinx consomme le nectar de la fleur de Datura et en subit les effets, le Transmorphe peut représenter le consommateur de Datura qui aura un comportement analogue.»
Je me demande bien comment faire pour distinguer la représentation d'un insecte devenu humain de la figure d'un simple humain? J'avoue que cette tâche dépasse mes capacités, et je rappelle par ailleurs que le sphinx qui a pour habitude de butiner les fleurs de Datura wrightii est Manduca sexta, que voici:
Manduca sexta (photo de Joyce Gross).
Quant à Hyles lineata, préféré par les auteurs, le voici:
Hyles lineata (Photo museum de Toulouse)
Personnellement, je dois bien avouer que la ressemblance de ces sphinx avec l'anthropomorphe de Pinwheel Cave ne me saute pas aux yeux… mais peut-être n'ai-je pas assez pris de datura?
Que dire maintenant d'un insecte dont les membres seraient terminés par trois doigts, comme sur la peinture de Pinwheel Cave? Faudrait-il en conclure qu'en plus d'être «anthropomorphisé», comme le supposent les auteurs, il aurait été ornithomorphisé?
Ne serait-ce pas le moment de rappeler qu'en l'absence du témoignage des peintres, il est impossible de deviner ce que ces artistes avaient en tête au moment de réaliser leur œuvre?
==
PS. Dans les remerciements placés selon l'usage à la fin de l'article, les auteurs disent leur gratitude à l'égard de «la tribu Tejon, en particulier Sandra Hernandez, Jake Hernandez et Colin Rambo, ainsi que Matthew Vestuto […] pour leurs idées sur l'importance de Pinwheel Cave et d'autres sites culturels pour les Amérindiens contemporains de la région». Le site ayant été fréquenté jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle au moins, on aurait bien aimé lire, dans l'article, une section consacrée aux données de leurs traditions, car si les Tejon sont bien remerciés à la fin de la publication, leur opinion sur le site, comme aussi sur son usage et son ornementation, n'apparaît nulle part clairement dans le reste du texte.
PPS: Après avoir publié ces notes, je découvre l'article que David Shultz, de Science Mag, a consacré à cette découverte (Californian cave artists may have used hallucinogens, find reveals). On peut y lire ceci:
«Sandra Hernandez, membre de la tribu Tejon qui a aidé à coordonner la recherche pour ce nouvel article, est d'accord avec l'interprétation selon laquelle la peinture représente la fleur de Datura. "Je suis en quelque sorte émerveillée par les formes qu'ils ont capturées dans l'art rupestre par rapport à la fleur qui se déploie réellement", dit-elle.»
Bon: elle est donc d'accord avec l'interprétation des auteurs, ce qui ne nous dit strictement rien sur de possibles traditions proprement amérindiennes rattachées au site. Cet article mentionne également la réaction de Paul Bahn, cité ainsi: «Ils ont rompu avec l'école de pensée ridicule ... qui voyait tout l'art rupestre comme des images de transe produites par des chamanes.»
Dommage que ce papier ne cite pas le reste du communiqué de Paul… qui me l'a envoyé dans la soirée: il est complètement en accord avec ce que j'ai dit plus haut sur la fragilité de l'interprétation d'une des peintures comme fleur de datura, comme aussi à propos des hypothèses tirées par les antennes sur la chimère homme-papillon.
Mise à jour du 25-XI-2020:
George Dvorsky a publié dans Gizmodo un article intitulé «Is This Trippy Cave Painting the Result of a Hallucination — or Something Way More Obvious?», dans lequel il cite plus longuement l'ami Paul Bahn, qui déclare:
«Seul l'artiste peut nous dire ce que le dessin représentait, s'il représentait bien quelque chose. Les auteurs l'interprètent, ils ne l'identifient pas. Il est possible qu'il ait bien représenté bien ce qu'ils veulent qu'il représente, mais nous n'avons absolument aucun moyen de le savoir, et il existe de nombreuses autres possibilité […] Un grand avantage de cet article est que ses auteurs ont rompu avec l'école de pensée ridicule qui a dominé pendant un certain temps dans les années 1990 et au début des années 2000, qui considérait tout l'art rupestre comme des images de transe produites par des chamanes et qui a causé d'énormes dégâts aux études sur l'art rupestre dans le monde entier, notamment aux États-Unis. Dans cette mesure, c'est une bouffée d'air frais.»
Il y est d'abord rappelé qu'un grand nombre d'interprètes ont voulu voir, dans les images schématiques peintes et gravées sur les rochers ou les parois des grottes, de prétendus «signes entoptiques» provoqués par la transe, en particulier par suite de la consommation d'hallucinogènes.
Au moyen d'une simplification abusive qui a trop souvent fait associer systématiquement la transe au chamanisme, cette hypothèse est à la source d'un courant interprétatif qui permet à ses adeptes de voir du chamanisme quasiment partout, à toutes les époques, puisqu'il leur suffit pour cela d'avoir observé quelques signes géométriques simples. L'initiateur de cette hypothèse est David Lewis Williams, qui l'a construite à partir d'observations effectuées sur quelques sites d'Afrique du Sud, et elle fut introduite en France par son ami Jean Clottes, tous deux ayant cosigné un livre qui l'a popularisée: Les Chamanes de la Préhistoire. En Amérique du Nord, l'un de ses principaux promoteurs est David Whitley. Cette façon de voir a été très vivement critiquée par la plupart des archéologues, et surtout par les spécialistes du chamanisme, mais ses adeptes n'en démordent pas.
Par ailleurs, il est bien attesté par l'ethnographie que les autochtones de Californie utilisaient le datura, notamment sous forme d'une infusion appelée toloache, consommée durant l'initiation des jeunes garçons. Après avoir été initiés, certains pouvaient continuer à prendre du datura leur vie durant, en contexte rituel, soit sous la forme toloache, soit en mâchant les racines, les graines ou les fleurs.
Petite parenthèse: aujourd'hui, ce nom a été repris par diverses marques, et par un restaurant parisien.
L'hypothèse d'une relation entre des prises de toloache et certaines figures rupestres de Californie avait déjà été exposée en 1978 par Klaus Wellmann, qui supposait que nombre des peintures des Chumash pourraient s'expliquer ainsi, notamment lorsqu'elles représentent des motifs circulaires énigmatiques. L'idée est ancienne, car Wellman l'avait empruntée à Kroeber, qui fut sans doute le premier à suggérer qu'il pourrait y avoir un rapport entre les peintures polychromes des Chumash et les rituels à toloache.
Peinture réalisée par des Chumash sur le plafond d'un petit abri des monts San Emigdio près de Santa Barbara en Californie, que Wellman rapproche de l'usage local de s'intoxiquer au toloache (d'après Klaus F. Wellmann,1978. «North American Indian Rock Art and Hallucinogenic Drugs.» JAMA The Journal of the American Medical Association 239 (15): Fig. 1).
En 1925, Alfred Kroeber a publié plusieurs peintures des plaines de Carrizo, au nord-ouest de Los Angeles, en remarquant que l'aire de répartition de ce type de peintures semble coïncider avec celle des rituels au toloache, et il en déduisait qu'«une association avec cette religion est à envisager, bien que rien de positif ne soit connu en la matière.» Au terme de son analyse, il restait très dubitatif, en concluant prudemment:
«Deux questions sont toujours posées à propos des pictogrammes : Que signifient-ils et quel âge ont-ils? On ne peut répondre à aucune de ces questions. Les Indiens modernes les connaissent toujours comme des points de repère, mais peuvent donner aussi peu d'informations que le visiteur, sauf pour dire que ces pictogrammes ont toujours été là. Aucune histoire associée ne peut être déchiffrée à partir d'un des groupes de ces symboles, et beaucoup sont si manifestement non représentatifs qu'ils laissent perplexe même une imagination spéculative. De nombreuses images ont peut-être été réalisées par des chamanes, mais là encore, il n'y a pas de preuves spécifiques qui pointent dans cette direction, et il est tout à fait possible que les guérisseurs n'aient pas été associés à la réalisation de ces images.»
(Kroeber Alfred Louis. 1925. Handbook of the Indians of California. Washington: Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology Bulletin 78, p. 938).
Peinture des plaines de Carrizo, Californie, d'après Kroeber (Handbook of the Indians of California, pl. 83)
Jusqu'à présent, aucune étude au monde n'avait encore permis d'apporter la moindre preuve qu'une substance hallucinogène aurait été consommée sur un site d'art rupestre. Or dans un abri-sous-roche de Californie appelée Pinwheel Cave, c'est-à-dire la «Grotte du Moulinet» (à cause d'un motif rayonnant qui y fut peint en rouge), les archéologues avaient remarqué depuis des années que des restes végétaux avaient été fichés dans des fissures du plafond à une date indéterminée.
Cette fois, les analyses 3D et par chromatographie liquide / spectrométrie de masse, ou encore par microscope électronique à balayage, publiées dans l'article des PNAS, ont établi sans le moindre doute possible que la plupart de ces restes végétaux sont des morceaux de Datura wrightii (ou Stramoine de Wright) qui ont été chiqués avant d'être enfoncés dans des crevasses de la roche. L'étude archéologique a par ailleurs démontré que l'abri avait été occupé pour se livrer à diverses activités durant une longue période, depuis les XVIe-XVIIe siècles jusqu'aux environs de 1890. La fouille a livré des restes de foyers, de grandes quantités de charbon, du matériel de broyage, des armatures de flèches, un calibreur de hampe de flèches, et des restes de gibier (artiodactyles et petits mammifères). Tout ceci indique que la consommation de datura n'empêchait pas que cet abri soit utilisé à d'autres fins, notamment pour la peinture. Il est certes possible de penser que différentes activités conduites sur ce site étaient saisonnières, mais cela n'est pas démontré.
Dans les fissures du plafond, quelque cinquante-six chiques ont été identifiées, chacune correspondant sans doute à une seule «dose» mastiquée afin d'en extraire les alcaloïdes hallucinogènes. Plusieurs d'entre elles ont pu être correctement datées, la plus ancienne remontant aux environs des années 1530 - 1655 de l'ère commune.
Exemples de chiques fichées dans les fissures du plafond de l'abri de Pinwheel Cave (d'après David Robinson, Kelly Brown, Moira McMenemy et al. 2020. «Datura quids at Pinwheel Cave, California, provide unambiguous confirmation of the ingestion of hallucinogens at a rock art site.» Proceedings of the National Academy of Science, fig. 2 en haut).
Selon l'article des PNAS, maintenant que des preuves incontestables de la mastication d'une substance hallucinogène sur un site à peintures rupestres ont été apportées, il convient toujours de remettre en question les hypothèses de David Lewis-Williams, Jean Clottes, David Whitley et une multitude de suiveurs selon lesquels l'imagerie de l'art rupestre refléterait directement les images vues en transe. En effet, cette découverte ne confirme absolument pas le modèle chamanique d'interprétation des peintures faisant appel à des figures entoptiques obtenues par des états de conscience altérés. J'ajouterais que, de toute manière, ledit modèle a été réfuté depuis belle lurette!
À la suite de ces observations et déductions très intéressantes, l'article passe à l'interprétation des peintures du site en se basant sur un raisonnement très simple: puisque l'utilisation du datura sur place est indubitable, les peintures devaient être en relation avec cette plante. Cette déduction est éminemment discutable, puisque toute une partie de la même publication a démontré juste avant cela que ledit site était utilisé pour des activités variées, en particulier le redressage des hampes de flèches. Rien n'oblige donc à associer de préférence ces peintures avec la consommation de datura plutôt qu'avec n'importe quelle autre de ces activités.
Si les auteurs le font néanmoins, c'est parce que la seconde partie de leur démarche interprétative s'appuie sur le fait que lorsque le bourgeon de datura s'ouvre, la corolle se déploie en cinq bras, chacun se recourbant pour créer un aspect de roue aux rayons spiralés.
Bouton de Datura wrightii en train de s'ouvrir (photo Ron Vanderhoff, CC-BY-NC 4.0).
Or l'une des peintures du site, celle qui a donné son nom à l'abri-sous-roche, représente justement une sorte de roue aux bras spiralés, et il est donc proposé de voir dans cette figure une représentation de la plante:
Comparaison d'une peinture de Pinwheel Cave avec un bouton de Datura wrightii, d'après d'après Robinson, Brown, McMenemy et al. 2020, fig 1.
On peut cependant s'étonner de la dimension de cette peinture (plus de trente centimètres de diamètre) alors que la fleur naturelle ne dépasse pas les quinze centimètres de diamètre lorsqu'elle s'est ouverte.
Datura wrightii, illustration botanique du Jepson Herbarium.
Sans s'arrêter à ce détail, l'interprétation se poursuit en rappelant que lorsque les fleurs de datura s'ouvrent, elles attirent des pollinisateurs crépusculaires de la famille des sphingidés, et l'article mentionne alors le papillon Hyles lineata, en renvoyant à un article de Verne Grant portant sur le comportement des sphinx qui butinent les fleurs de Datura innoxia (anciennement: meteloides) jusqu'à en être intoxiqués. Il s'agit certes d'une autre espèce de datura, mais elle est également répandue dans le sud-ouest de l'Amérique du Nord, et son bouton présente lui aussi la forme spiralée caractéristique:
Bouton de Datura innoxia (photo El Grafo, CC-BY-SA-4.0).
Comme le montrent cette photo et la précédente, la forme spiralée des boutons de datura est lévogyre, alors que la peinture est dextrogyre. Il me semble difficile de croire à une étourderie des peintres, quand on connaît l'importance des notions de droite et de gauche dans la plupart des cultures, mais j'avoue ignorer ce qu'il en est chez les Amérindiens de Californie. Par ailleurs, il n'est pas certain que le papillon mentionné ait accoutumé de butiner Datura wrightii, mais ce n'est pas grave, car il est avéré qu'un autre sphinx, Manduca sexta, a bien, lui, pour habitude de butiner les fleurs de cette plante au crépuscule. Cela conduit les auteurs à clore l'interprétation en associant aux déductions précédentes une autre image peinte sur le site, celle d'un anthropomorphe assez peu visible, mais que DStretch permet de bien observer:
L'anthropomorphe peint sur le plafond de Pinwheel Cave (d'après d'après Robinson, Brown, McMenemy et al. 2020, matériaux supplémentaires).
Il faut noter que ces peintures sont connues depuis longtemps, et qu'un relevé en avait déjà été publié en 2008 par David W. Robinson et Fraser S. Sturt (co-auteurs de l'article des PNAS):
Relevé des peintures du plafond de Pinwhee Cave (d'après Robinson & Sturt 2008).
L'interprétation de l'anthropomorphe voisin du motif spiralé est alors la suivante:
«Avec ses antennes, ses yeux dichoptiques et son abdomen terminé en pointe, la tête et le corps du transmorphe qui l'accompagne semblent correspondre à une forme d'insecte, représentant peut-être un sphinx».
L'appellation «transmorphe» désigne ici un théranthrope, c'est-à-dire un être hybride, en partie humain et en partie animal. Mais il s'agirait d'un «humanimal» d'un type particulier, car il serait monté en train de se métamorphoser en passant de l'un de ces états à l'autre. Nous aurions donc ici la figure d'une chimère, ayant la forme temporaire d'un insecte humanisé. L'hypothèse d'un insecte à quatre membres vous semble bizarre? Alors écoutez les auteurs, qui ont réponse à tout, et qui tirent justement parti de ces quatre membres pour y voir la preuve que l'insecte est devenu humain:
«Avec ses quatre membres, le Transmorphe semble être anthropomorphisé. Ainsi, tout comme le sphinx consomme le nectar de la fleur de Datura et en subit les effets, le Transmorphe peut représenter le consommateur de Datura qui aura un comportement analogue.»
Je me demande bien comment faire pour distinguer la représentation d'un insecte devenu humain de la figure d'un simple humain? J'avoue que cette tâche dépasse mes capacités, et je rappelle par ailleurs que le sphinx qui a pour habitude de butiner les fleurs de Datura wrightii est Manduca sexta, que voici:
Manduca sexta (photo de Joyce Gross).
Quant à Hyles lineata, préféré par les auteurs, le voici:
Hyles lineata (Photo museum de Toulouse)
Personnellement, je dois bien avouer que la ressemblance de ces sphinx avec l'anthropomorphe de Pinwheel Cave ne me saute pas aux yeux… mais peut-être n'ai-je pas assez pris de datura?
Que dire maintenant d'un insecte dont les membres seraient terminés par trois doigts, comme sur la peinture de Pinwheel Cave? Faudrait-il en conclure qu'en plus d'être «anthropomorphisé», comme le supposent les auteurs, il aurait été ornithomorphisé?
Ne serait-ce pas le moment de rappeler qu'en l'absence du témoignage des peintres, il est impossible de deviner ce que ces artistes avaient en tête au moment de réaliser leur œuvre?
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PS. Dans les remerciements placés selon l'usage à la fin de l'article, les auteurs disent leur gratitude à l'égard de «la tribu Tejon, en particulier Sandra Hernandez, Jake Hernandez et Colin Rambo, ainsi que Matthew Vestuto […] pour leurs idées sur l'importance de Pinwheel Cave et d'autres sites culturels pour les Amérindiens contemporains de la région». Le site ayant été fréquenté jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle au moins, on aurait bien aimé lire, dans l'article, une section consacrée aux données de leurs traditions, car si les Tejon sont bien remerciés à la fin de la publication, leur opinion sur le site, comme aussi sur son usage et son ornementation, n'apparaît nulle part clairement dans le reste du texte.
PPS: Après avoir publié ces notes, je découvre l'article que David Shultz, de Science Mag, a consacré à cette découverte (Californian cave artists may have used hallucinogens, find reveals). On peut y lire ceci:
«Sandra Hernandez, membre de la tribu Tejon qui a aidé à coordonner la recherche pour ce nouvel article, est d'accord avec l'interprétation selon laquelle la peinture représente la fleur de Datura. "Je suis en quelque sorte émerveillée par les formes qu'ils ont capturées dans l'art rupestre par rapport à la fleur qui se déploie réellement", dit-elle.»
Bon: elle est donc d'accord avec l'interprétation des auteurs, ce qui ne nous dit strictement rien sur de possibles traditions proprement amérindiennes rattachées au site. Cet article mentionne également la réaction de Paul Bahn, cité ainsi: «Ils ont rompu avec l'école de pensée ridicule ... qui voyait tout l'art rupestre comme des images de transe produites par des chamanes.»
Dommage que ce papier ne cite pas le reste du communiqué de Paul… qui me l'a envoyé dans la soirée: il est complètement en accord avec ce que j'ai dit plus haut sur la fragilité de l'interprétation d'une des peintures comme fleur de datura, comme aussi à propos des hypothèses tirées par les antennes sur la chimère homme-papillon.
Mise à jour du 25-XI-2020:
George Dvorsky a publié dans Gizmodo un article intitulé «Is This Trippy Cave Painting the Result of a Hallucination — or Something Way More Obvious?», dans lequel il cite plus longuement l'ami Paul Bahn, qui déclare:
«Seul l'artiste peut nous dire ce que le dessin représentait, s'il représentait bien quelque chose. Les auteurs l'interprètent, ils ne l'identifient pas. Il est possible qu'il ait bien représenté bien ce qu'ils veulent qu'il représente, mais nous n'avons absolument aucun moyen de le savoir, et il existe de nombreuses autres possibilité […] Un grand avantage de cet article est que ses auteurs ont rompu avec l'école de pensée ridicule qui a dominé pendant un certain temps dans les années 1990 et au début des années 2000, qui considérait tout l'art rupestre comme des images de transe produites par des chamanes et qui a causé d'énormes dégâts aux études sur l'art rupestre dans le monde entier, notamment aux États-Unis. Dans cette mesure, c'est une bouffée d'air frais.»