Au moins nous, les singes...

A propos du film « Vénus Noire »...

Le succès du film « Vénus Noire », d’Abdellatif Kechiche, conduit à des prises de positions étonnantes. Ainsi de celle de Pierre Dubois qui, après l’avoir visionné, déclare avoir « vraiment envie que soit débaptisée la Fontaine Cuvier à Paris. » On pourrait croire que cet ancien universitaire, chercheur au CNRS de 1969 à 1980, se serait basé sur une appréciation objective de l’œuvre de ce savant, et que sa position aurait résulté d’une lecture des œuvres de Cuvier. Que nenni! ce sociologue qui, de 1980 à 2008, fut professeur dans trois universités, réclame ce changement de nom car, écrit-il, « le film d’Abdellatif Kechiche rend Georges Cuvier totalement antipathique et le présente comme un « savant » sans vergogne. » Avec des guillemets à « savant », s’il vous plaît, pour bien faire sentir que Cuvier n’en était pas vraiment un.

Cet homme-là n’est pas seul dans son cas, puisque Michel Alberganti, journaliste, écrivain et producteur à France-Culture, fait la même demande sur son blog intitulé
En quête de science, disant agir « en raison de la force des images et, en particulier de celles du cinéma. » Il conclut en affirmant que ce film « rouvre la plaie de la mémoire de positions et d’actes de scientifiques français qui sont devenus intolérables », ajoutant qu’en conserver des traces visibles dans les rues de Paris « ne peut que brouiller le message de la science d’aujourd’hui. »

Or, la mauvaise science n’est peut-être pas là où ces blogueurs le disent bien légèrement. D’abord, quand Michel Alberganti prête à Cuvier « 
une classification du règne animal en quatre parties: l’ordre, la famille, le genre et l’espèce » il montre son incompréhension d’un ensemble qui n’est pas du tout composé de « parties » mais organisé selon les étages d’une nomenclature hiérarchisée. De la part d’un journaliste scientifique producteur de l’émission « Science publique » sur France-Culture, on aurait quand même pu s’attendre à mieux.

Surtout, les auteurs de ces deux prises de positions -- relayées comme de coutume sur internet par de nombreuses réactions pas toujours bien informées ni très courtoises --, ne tiennent aucun compte du contexte de l’époque, et jugent rétrospectivement Cuvier sans l’avoir vraiment lu, sans connaître le dossier, et en ne s’appuyant que sur un film dont le moins qu’on puisse dire est que son moteur premier n’est pas la réflexion historique.

Cuvier était certes de son temps, mais plutôt que s’en tenir à des préjugés, il a toujours cherché à dépasser ceux-ci par l’examen des faits. Le film le présente comme obsédé par la stéatopygie et la macronymphie de Saartje Baartman, alors que cet intérêt pour ces particularités anatomiques ne se comprend que si l’on sait que le « tablier hottentot », comme on désignait alors la macronymphie, avait déjà fait l’objet de nombreuses discussions depuis le XVIIIe siècle. Dans son « Essai sur les Mœurs » Voltaire le décrivait comme « 
une surpeau pendante du nombril, qui couvre les organes de la génération, en forme de tablier qu’on hausse et qu’on baisse ». Le philosophe se faisait là l’écho d’une légende due aux racontars d’anciens voyageurs, et il fit supprimer ce passage dans les dernières éditions de son livre effectuées de son vivant (il est mort en 1778). L’important est qu’il arguait de l’existence de ce « tablier », présent à l’en croire chez les femmes comme chez les hommes (!), pour défendre sa position dans le débat qui opposait alors les « monogénistes » et les « polygénistes », c’est-à-dire ceux qui pensaient que tous les hommes procèdent d’une même origine, et ceux qui estimaient qu’ils proviendraient de souches différentes. Dans ce contexte, une anomalie comme celle que décrivait Voltaire confortait sa propre position, qui était polygéniste. Il concluait en effet dans ses Lettres d’Ambed: « Plus je réfléchis sur la couleur de ces peuples, sur le gloussement dont ils se servent pour se faire entendre au lieu d’un langage articulé, sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis convaincu que cette race ne peut avoir la même origine que nous »… et trouvait « ridicule » l’idée que « les Hottentots, les Nègres, les Portugais, descendent du même père ». Voici les paragraphes en question:



Pour être cohérents, ceux qui proposent de débaptiser la Fontaine Cuvier vont-ils aussi proposer de faire de même avec toutes les rues, places, boulevards et lycées Voltaire de France? Avant d’en arriver là, ils pourraient peut-être commencer par lire le rapport rédigé en 1817 par Cuvier après sa dissection du cadavre de Saartje Baartman, ce qui leur permettrait de constater que le célèbre anatomiste commence par ces mots:



Il apparaît clairement ici que si Cuvier porta une attention toute particulière au fameux « tablier », c’est qu’il voulait discuter l’avis de ses prédécesseurs -- Péron, Freycinet, Barrow -- afin de pouvoir enfin trancher la question de l’origine unique ou non de l’humanité. Et s’il le fit préparer et conserver en bocal, c’est pour pouvoir prouver ce qu’il avançait, à savoir qu’il n’y avait rien là d’inhumain, et que les « Hottentots » étaient donc bien de la même « race » que les Européens, contrairement à ce que nombre de ses contemporains croyaient. La comparaison avec les singes, qui peut choquer les spectateurs du film, doit se comprendre dans ce cadre, et il importe de souligner qu’il ne l’utilise que pour argumenter l’unicité de la « race » humaine:


Certes, Cuvier persiste à classer les hommes sur une échelle allant des plus « sauvages » au plus « civilisés », et il se conforme en cette matière aux préjugés de son époque, particulièrement quand il écrit dans son rapport que :


Mais crier à la négrophobie en réclamant qu’on efface le nom de Cuvier des plaques publiques, c’est se tromper de cible, car son rapport a -- en son temps! -- fortement contribué au recul des positions polygénistes… et donc racistes.

Néanmoins, le polygénisme aura la vie dure, comme le XXe siècle l’a hélas montré, et de nos jours encore il se trouve de prétendus savants pour le défendre. Heureusement, et sans doute au grand dam de ceux qui s’insurgent contre les comparaisons conduites par Cuvier avec les singes, un coup formidable a été porté à cette thèse obsolète par les avancées récentes de la paléontologie, puisque celle-ci a parfaitement démontré, non pas que « l’homme descend du singe », comme on l’entend encore trop souvent dire, mais que l’homme EST un singe. L’idée n’a pas encore vraiment fait son chemin dans le grand public, mais elle est bien établie, et pour vous en convaincre, écoutez donc Pascal Picq:



Pour finir, je signale à l’attention militante de Pierre Dubois et Michel Alberganti le cas de Charles Richet (1850-1935), qui fut membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences, directeur de la Revue Scientifique, président de la Société de biologie, et qui a reçu le prix Nobel en 1913. Cet homme-là a écrit en 1919, dans un livre intitulé L’homme stupide (non, ce n’était pas une autobiographie), les lignes qui suivent:

« Voici à peu près trente mille ans qu'il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils n'ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes. Au moins nous, les Blancs, avons-nous quelques monuments, quelques ébauches de science et d'art, des traités de géométrie analytique et de morale, des dictionnaires, des drames, des cathédrales, des symphonies, des Expositions universelles, des laboratoires de physique et des observatoires d'astronomie (...) Les nègres n'ont rien d'analogue. Ils continuent, même au milieu des Blancs, à vivre une existence végétative, sans rien produire que de l'acide carbonique et de l’urée. »

Heureusement qu’au moins nous, les singes, ne sommes pas tous assez stupides pour écrire de tels âneries.
Mais il y a des rues Charles-Richet à Paris et dans plusieurs autres villes de France, un hôpital Charles-Richet à Villiers-le-Bel et un autre à Montreuil, le premier se trouvant avenue Charles-Richet.

Certes il convient souvent de
s’indigner, mais il est préférable de ne pas se tromper de cible. Alors si vous voulez consacrer votre temps à autre chose qu’à militer pour débaptiser ces lieux, lisez donc les travaux de François-Xavier Fauvelle-Aymar sur l’histoire de Saartje Baarmtan, ici, et !

JLLQ