Retour vers les archétypes

Bref retour sur un mythe contemporain bien vivant: les archétypes
Lors d'une récente discussion faisant suite à ma conférence sur l'origine des mythes d'origine à Bruxelles, il a été question des archétypes jungiens, et il se trouve que, justement, les algorithmes des réseaux sociaux viennent de faire remonter cette entrevue publiée dans la revue Archéologia en 2015 («Du mythe à la réalité: l'inconscient des archéologues (entretien avec Georges Coutelou).» Archéologia 532: 39-41). Comme c'est un bon prélude aux arguments que je développe longuement dans mon livre Jung et les archétypes: un mythe contemporain, je publie de nouveau cette entrevue ici, en la modifiant légèrement. Je précise que la sortie de ce livre m'a valu quelques invectives de la part d'analyses jungiens, ce qui n'est guère surprenant, mais que l'immense majorité d'entre eux a préféré l'ignorer en arguant que ce serait une publication à charge (ce qui évite d'avoir à répondre précisément aux arguments); certains ont clamé haut et fort qu'ils ne le liraient pas, mais quelques-uns ont accepté d'en débattre, et m'ont même donné raison.

Du mythe à la réalité
L’inconscient des archéologues

Il arrive que ce que l’on croit savoir repose sur... du vent! C’est bien souvent le cas, d’ailleurs, avec l’art préhistorique. Certaines images nous semblent évidentes à interpréter, car elles exprimeraient des archétypes communs à tous les hommes depuis la nuit des temps. Mais ces archétypes existent-ils réellement? L’ouvrage du préhistorien et mythologue Jean-Loïc Le Quellec nous invite à oublier ces constructions mentales qui entravent notre interprétation du passé. Entretien.

GEORGES COUTELOU

Jean-Loïc Le Quellec s’est fait la spécialité de traquer, dans la science archéologique moderne, les mythes sur lesquels nous vivons. Car le propre de mythes, c’est que ceux qui y croient ne savent pas que les mythes en sont! Bien que de plus en plus laïque, notre société est malgré tout traversée de courants spirituels anciens qui relèvent, souvent, davantage de la croyance que d’une démarche scientifique rigoureuse et rationnelle. Dans un livre pamphlet, Jung et les archétypes, paru en 2013, le mythologue démontre, citations à l’appui, que le médecin, psychiatre et psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961), l’inventeur de «la théorie des archétypes», fut durant toute sa vie incapable de démontrer leur existence ! Pire encore: le grand savant a délibérément faussé ses analyses. Dès lors, sa «psychologie des profondeurs» est davantage une philosophie de l’existence, à laquelle chacun est libre de croire ou non, qu’une théorie scientifique.

Archéologia : Votre livre est vraiment déconcertant! Le lecteur honteux se dit: «Mais comment ai-je pu croire à toutes ces bêtises!» N’y a-t-il donc rien à sauver chez Jung?

Jean-Loïc Le Quellec: Je ne m’en prends pas à Carl Gustav Jung lui-même, en tant qu’homme, ni à l’ensemble de son œuvre. Je m’en tiens à sa «théorie des archétypes», parce que c’est une notion souvent utilisée par certains archéologues. Il n’y a aucune honte à y avoir cru, car ce concept est très séduisant ! D’ailleurs, quand j’ai découvert les livres de Jung à dix-sept ans, j’ai été littéralement fasciné par son apparente érudition. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert qu’en ce qui concerne la notion d’archétype, l’argumentation de Jung était extrêmement sélective et trompeuse.

Jung affirme que les archétypes sont universels et communs à tous les hommes, en tout lieu et de tout temps. Pourtant, il n’étaye réellement sa démonstration qu’avec deux exemples: le phallus solaire et la Terre-Mère. Pouvez-vous nous les expliquer?

L’archétype de la Terre considérée comme Mère est l’un des plus connus. Mais c’est un magnifique exemple de croyance promue au rang de vérité scientifique... Si, comme le prétend Jung, les archétypes sont universels, alors cette idée de la «Terre-Mère» devrait se retrouver partout et à toute époque. Or, dans la mythologie de l’Égypte ancienne, la terre est un dieu masculin, Geb, qui féconde Nut la déesse du ciel. Jung avait dans sa bibliothèque des manuels d’égyptologie qu’il a lus — il les cite à plusieurs reprises. Mais il a volontairement négligé cette information parce qu’elle contredisait son idée préconçue d’un «archétype» universel.
Jung construit son archétype sur plusieurs exemples de «Terres-Mères», qui existent indéniablement à travers le monde, et il conclut à leur universalité.
C’est une erreur de raisonnement évidente ! En prenant, à l’inverse, quelques exemples de «Terres-Pères», et en suivant le même raisonnement que Jung, on pourrait tout aussi bien prétendre à l’universalité d’une terre masculine et au phallus fécondant...
Quant au phallus solaire, sur lequel Jung est souvent revenu, le médecin a considéré qu’il s’agissait d’un archétype car un de ses patients en aurait eu la vision, avant que soit traduit et publié un texte ésotérique grec ancien évoquant cette même image. Pour Jung, cela suffisait à en prouver l’universalité. Mais deux exemples, c’est quand même assez peu pour prétendre à l’universel! De plus, j’ai pu montrer qu’en réalité le texte avait été traduit plus tôt, et que son patient en avait probablement eu connaissance...

Contrairement à ses disciples, Carl Gustav Jung s’intéresse très peu à la science préhistorique, alors qu'il cite souvent des sources de l'Antiquité. Pourquoi?

En tant que préhistorien, c’est ce qui m’a tout d’abord étonné. Jung prétend que les archétypes se manifesteraient notamment sous forme d’images primordiales et qu’ils remonteraient à l’aube de l’humanité. On s’attend alors à ce qu’il les cherche dans l’art préhistorique... Or, il ne le fait que très rarement, et il prend alors appui sur des gravures rupestres d’Afrique australe dont il s’imaginait — à tort — qu’elles remontaient au Paléolithique. Dans ce domaine, ses démonstrations sont donc également fausses! Il est très surprenant qu’il n’ait jamais utilisé, par exemple, les peintures des grottes de Lascaux. Serait-ce parce que (contrairement à ce qu’ont prétendu certains de ses disciples) aucun de ses «archétypes» n’y est reconnaissable?

En ethnologie, Jung a fait un contresens sur les théories du sociologue et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl et sa fameuse «mentalité primitive». Dans quel «but»?

Jung s’est complètement trompé à propos de la notion de «mentalité primitive» initialement lancée par Lucien Lévy-Bruhl en 1922 et sur laquelle il s’est largement appuyé dans sa recherche sur les archétypes. Il n’a, d’ailleurs, jamais tenu compte des Carnets de Lévy-Bruhl, dans lesquels cet auteur reconnaît, en 1938, avec une très grande honnêteté intellectuelle, s’être trompé, et que ladite «mentalité primitive» n’est aucunement l’apanage des supposés «Primitifs», qu’elle est propre à l’esprit humain en général. Mais cela, Jung n’a jamais voulu l’admettre... L’idée (totalement abandonnée aujourd'hui) d’une «mentalité primitive» remontant à la Préhistoire et antérieure à l'avènement de la rationalité l’arrangeait trop pour qu’il l’abandonne!

Les archétypes sont entrés dans le vocabulaire courant. S’ils n’existent pas, comment pouvons-nous comprendre les œuvres préhistoriques? Nous n’en ferions plus que de la simple description...

Je ne sais pas s’il faut se «débarrasser» de Jung, mais des archétypes, certainement! Il s’agit de constructions sans aucune valeur scientifique, et dont la puissance d’explication est absolument nulle. Du reste, ce que recherchent les historiens, les ethnologues et les préhistoriens est à l’exact opposé des archétypes. Ils ne montrent certainement pas que les mêmes images, les mêmes mythes, les mêmes idées seraient à l’œuvre partout dans le monde, à toutes les époques, dans une vision anhistorique de l’humanité... Au contraire: la diversité presque infinie de ces images et mythes témoigne de l’évolution des cultures, de leur dispersion et de leurs interactions. Ce n’est pas grâce à la quête du «même» en tout temps et en tout lieu que l’on peut écrire la Préhistoire de l’humanité, mais bien par la description minutieuse et la comparaison des différences, des variantes et des particularités. Pour quiconque persiste à croire aux archétypes, le travail est terminé. Pour les autres, c’est un immense chantier qui s’offre à leurs recherches.

Propos recueillis pas Georges Coutelou




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