Ubuntu et pandémie sont dans un réseau
23/07/20 20:49 - Rubriques : Actualité - Légende - Mythologie - Anthropologie - Légendes contenporaines
À propos d'un exemplum qui a toujours beaucoup de succès.
Si vous fréquentez les réseaux sociaux, il y a toute chance pour que vous ayez déjà vu passer cette photographie, accompagnée d'un texte relevant du «glurge», c'est-à-dire de ces historiettes à l'eau de rose, mélodramatiques et moralisatrices à souhait, qui provoquent invariablement sur FaceBook une multiplication de petits ❤❤❤ et des commentaires du type: «Merci pour ce partage», «Magnifique!», «Quelle leçon de vie!», «Voilà un bel exemple que nous devrions appliquer!», «Quelle sagesse!», «Très touchante histoire: elle est si vraie!», «Bel exemple pour le vivre-ensemble», «Quelle leçon pour nous autres Occidentaux!», «Ce sont des valeurs que nous avons perdues», «On devrait prendre exemple en Occident!», «Pourvu que les Africains restent des enfants!» — et j'en passe.
Cette histoire est très fréquemment partagée sur les pages écologiques ou promouvant des techniques de «développement personnel», ou encore des médecines «alternatives», et les «coachs» en tout genre l'adorent.
En dehors des réseaux sociaux, l'image se trouve à des centaines d'exemplaires sur le Net, sur des sites en français, anglais, espagnol, allemand, portugais, hongrois, grec, russe, chinois… où elle est utilisée à des fins très diverses, et où elle sert notamment de publicité pour plusieurs podologues!
L'histoire est reprise par des conteurs, ou bien donnée comme un conte traditionnel sur plusieurs sites. Ainsi, le site de la revue brésilienne Xapuri possède un onglet mitos et lendas («mythes et légendes»), qui la présente comme une «très belle légende africaine»:
Comme toute histoire traditionnelle qui se respecte, celle-ci connaît plusieurs variantes, mais lorsqu'il est question de sa source, il est généralement répété qu'elle remonterait à une intervention de la journaliste Lia Diskin au Festival Mundial da Paz (Festival Mondial de la Paix) qui s'est tenu au Brésil en 2006. En septembre de cette année-là, un festival de ce nom s'est effectivement tenu à Florianópolis (alias Floripa selon plusieurs versions).
Les Actes de cette rencontre ne semblent pas avoir été publiés, mais Lia Diskin a signé en 2008 un ouvrage intitulé Vamos ubuntar? Um convite para cultivar a paz publié au Brésil, et qu'on peut télécharger sur le site de l'UNESCO.
L'ouvrage est en portugais, et le titre peut se traduire par:
Allons-nous ubunter? Une invitation à cultiver la paix.
Ubuntar / ubunter est un néologisme construit sur ubuntu, ce même terme dont la publication virale d'où nous sommes partis nous affirme que c'est celui qu'auraient prononcé tous ensemble les enfants de l'histoire. Donc, «ubunter», c'est faire comme ces enfants, et se comporter suivant l'idée que ce terme est supposé véhiculer, puisque, nous dit l'histoire, il se traduirait par «Je suis parce que nous sommes». Or, selon les variantes, l'histoire est dite s'être déroulée dans une «tribu africaine» ou «dans un village africain reculé», certaines versions précisant qu'il s'agit des Hausa, d'autres des Xhosa (dont l'autonyme est en réalité isiXhosa), certaines disant que c'était en Afrique australe, d'autres en Afrique de l'Ouest. Or les Hausa parlent une langue tchadique, appartenant à la famille afrasienne, alors qu'ubuntu est un mot bantou, propre aux langues de la famille linguistique Niger-Congo. Cela semble être un détail d'érudition, mais c'est comme si l'on racontait une histoire supposée se passer avec des enfants en Italie, et qui reposerait tout entière sur le sens d'un mot qu'ils auraient prononcé, mais dont on découvrirait qu'il est en réalité chinois.
Il en résulte que cette histoire n'a pas pu se passer en Afrique de l'Ouest, et certainement pas chez les Hausa, contrairement à ce qu'affirme par exemple cette version prise sur Pinterest:
En réalité, le mot ubuntu est construit sur le radical ntu «humain». Avec le suffixe de première classe mu̹- on construit muntu («un humain») dont le pluriel est bantu (ba-ntu, avec le préfixe ba- de classe 2 utilisé pour le pluriel de classe 1… d’où le français bantou). Le préfixe de quatorzième classe bu- sert à former des substantifs abstraits, et sa forme lega est bu-, sa forme zouloue étant uɓu-. Donc, ubuntu signifie très exactement «humanité». À l'entrée explicitant cette racine, le dictionnaire d'Alfred Bryant rappelle (p. 455) la coutume extrêmement répandue qui consiste, pour un peuple, à s'auto-dénommer «les Humains», par opposition à tous les autres peuples, considérés dans leur ensemble comme une masse de non-humains ou d'infra-humains:
À l'entrée ubuntu, le même dictionnaire donne cette définition:
(Bryant Alfred T. 1905. A Zulu-English dictionary with notes on pronunciation, a revised orthography and derivations and cognate words from many languages; including also a vocabulary of Hlonipa words, tribal-names, etc., a synopsis of Zulu grammar and a concise history of the Zulu people from the most ancient times. Pinetown [Natal]: The Mariannhill Mission Press, cxi-777 p.)
Voici l'entrée correspondant à la même racine, dans le dictionnaire Zulu-Anglais de John Colenso:
(Colenso John W. 1861. Zulu-English Dictionary. Pietermaritsburg: P. Davis, viii-552 p.)
Et puisqu'il est question d'isiXhosa, voici ce que nous donne le dictionnaire Anglais-Xhosa de William Davis:
(Davis William Jafferd 1903. An English-Kaffir dictionary, principally of the Xosa-Kaffir but including also many words of the Zulu-Kaffir dialect. Cape Town: Methodist publishing office and book-room, vi-499 p.)
Pour des sources plus récentes, on peut consulter le Dictionnaire Zulu-Anglais de Doke et Wikalazi, publié par les presses de la Wits University, et qui fait autorité. Voici ce qu'on y trouve à l'entrée de la racine concernée:
(Doke Clement Martyn, & B.W. Vilakazi 1972. Zulu-English Dictionary. Johannesburg: Witwatersrand University Press, xxvi-918 p.)
Donc, non seulement l'histoire n'a pas pu avoir lieu chez les Hausa, mais pour les versions la situant en Afrique australe, la traduction qu'on y donne du terme ubuntu ne laisse pas d'étonner. Dans aucun dictionnaire n'apparaît le sens «Je suis parce que nous sommes», qui se trouve au cœur de l'histoire et qui contribue fortement à sa signification. Comme il est dit que l'anecdote aurait été rapportée par un anthropologue, il est difficile d'admettre qu'un spécialiste de la «tribu» concernée ait pu se tromper à ce point. Non que les ethnologues ne puissent faire aucune erreur. Il est fréquent qu'ils se trompent par exemple dans l'identification d'une plante, d'un insecte ou d'un oiseau, lorsqu'il s'agit de traduire un nom vernaculaire, tout simplement parce qu'il est difficile d'être à la fois ethnologue, botaniste, entomologiste et ornithologiste, mais faire une telle erreur sur le nom même de la population qu'on est en train d'étudier, alors que ce nom n'est pas du tout obscur et qu'il peut se comprendre même en n'ayant que des rudiments de la langue, c'est plus qu'étonnant.
Or il se trouve que ladite histoire est reproduite dans un encadré du livre de Lia Diskin cité plus haut, et dont voici la traduction:
«Le professeur Reimon Panikkar rapporte à la fin de son livre L'esprit de la politique que le cousin d'un de ses étudiants s'était rendu dans un petit village d'Afrique pour y être enseignant dans un programme que les États-Unis avaient créé au sein du gouvernement Kennedy pour aider les pays dits du "Tiers Monde". Sensible aux questions d'interventionnisme et souhaitant éviter toute attitude arrogante, il s'était disposé à enseigner la gymnastique. Un jour, il prit une boîte de bonbons et invita ses jeunes élèves à faire une course. Il leur montra un arbre situé à un peu plus de cent mètres de distance, et leur dit: "Vous voyez cet arbre là-bas ? Je vais compter 'un, deux, trois' et vous allez courir vers lui. Le premier arrivé gagnera les bonbons." Aussitôt, dit, aussitôt fait. Les jeunes s'alignèrent, et dès la fin du compte à rebours, ils se sont tenus par la main et ont couru tous ensemble: ils voulaient partager le prix. Leur bonheur était le bonheur de tous.»
Plusieurs remarques s'imposent: ici, il n'est pas question d'ubuntu, et si la source de l'histoire est bien donnée en la personne de Raimon Panikkar, celui-ci dit la tenir d'un de ses étudiants, qui lui-même la tenait de son cousin. Nous sommes dans un cas typique de transmission de FOAFlore, le folklore des rumeurs transmises par FOAF (Friend Of A Friend: ami d'un ami). Cette histoire a donc bien des chances d'être un Foaftale — une «légende moderne».
Il reste alors à consulter le livre de Panikkar…
… lequel livre se clôt sur ces lignes:
«Laissez-moi terminer par une anecdote qui, comme toutes les anecdotes, ne dit rien et dit tout. Le premier de mes étudiants, dans les années où Kennedy avait créé la Force de Paix pour envoyer de l'aide au soi-disant Tiers Monde, est allé dans un petit village d'Afrique pour y accomplir une tâche d'enseignement. Mais il ne voulait pas enseigner aux enfants ce qu'il savait, car il considérait cela comme un acte de colonialisme. La seule chose qu'il a accepté de faire, c'est d'enseigner la gymnastique. Un jour, il est arrivé devant les enfants avec une boîte de bonbons, et je ne sais quoi d'autre. Tous les enfants écoutaient ce grand jeune homme bien tourné (les Africains ont le complexe de ne pas être blancs). Et le jeune Américain leur dit: "Regardez cet arbre là-bas, à cent ou deux cents mètres, je vais dire un, deux et trois et vous vous mettrez à courir. Le gagnant recevra le prix mérité." Les sept ou huit enfants du village étaient déjà excités. Il a dit "Un, deux et trois", et tous les enfants se sont serré la main et ont couru ensemble: ils voulaient partager le prix. Leur bonheur était dans le bonheur de tous. Ces enfants nous donnent peut-être la raison d'une refondation de la vie démocratique.»
Là encore, on ne trouve aucune mention d'ubuntu. L'histoire est racontée comme une anecdote véritable qui aurait été vécue par un étudiant (non par un anthropologue) et dont l'Occident ferait bien de s'inspirer pour se renouveler.
Il est évident que le rapport avec le terme ubuntu et sa pseudo-étymologie résulte d'un ajout anonyme ultérieur, peut-être par Lia Diskin, que l'on voit raconter la même histoire en l'associant au concept d'ubuntu sur cette vidéo:
Quant à la photo qui accompagne cette légende sur les réseaux, on aimerait bien savoir par qui elle fut prise, et dans quelle circonstances. Quoi qu'il en soit, il y a assez loin du texte de Panikkar à certaines des versions qui circulent actuellement sur le Net, comme celle qui suit, publiée le 28 avril 2020 par la revue de vulgarisation scientifique UFABC Divulga ciência. Cette revue, qui se veut sérieuse et exigeante, est éditée par l'Université Fédérale de l'ABC de São Paulo, et on y trouve notre histoire sous le titre Ubuntu em tempos de pandemia («Ubuntu en temps de pandémie»):
«Un anthropologue étudiait les us et coutumes d'une tribu en Afrique, et lorsqu'il eut terminé son travail, il lui fallait attendre le transport qui le ramènerait chez lui à l'aéroport. Il lui restait beaucoup de temps, mais il ne voulait pas catéchiser les membres de la tribu, alors il a proposé aux enfants un jeu qu'il pensait inoffensif.
Il a acheté beaucoup de bonbons et de friandises en ville, a tout mis dans un très joli panier noué d'un ruban, et a laissé ce panier sous un arbre. Il a appelé les enfants et leur a expliqué que lorsqu'il dirait "maintenant", ils devraient courir vers le panier et que celui qui arriverait le premier gagnerait toutes les friandises qui se trouvaient dedans.
Les enfants se sont positionnés sur la ligne de départ qu'il avait tracée au sol, et ils ont attendu le signe convenu. Quand il a crié "Maintenant!", tous les enfants se sont instantanément tenus par la main et ont couru vers l'arbre où se trouvait le panier. Une fois arrivés, ils ont commencé à se répartir les bonbons entre eux et les ont mangés avec joie.
L'anthropologue est allé à leur rencontre et leur a demandé pourquoi ils étaient restés tous ensemble alors que l'un d'eux aurait pu prendre tout ce qu'il y avait dans le panier et ainsi avoir beaucoup plus de friandises. Ils ont simplement répondu: "Ubuntu, mon oncle. Comment l'un de nous pourrait-il être heureux si tous les autres étaient tristes?"
Il était déconcerté! Des mois et des mois à étudier la tribu, à y travailler, et il n'avait toujours pas vraiment compris l'essence de ce peuple?»
Ce récit est un «glurge» idéal, dont la morale habituelle s'enrichit de la leçon donnée par des enfants à un savant, en lui montrant qu'en réalité il ne savait rien. On retrouve le cliché, déjà popularisé par Marcel Griaule dans Dieu d'eau, de l'ethnologue qui passe des mois ou même des années à étudier une population africaine, pour découvrir un jour qu'il n'a tout simplement rien compris.
L'enquête semble bouclée, et l'on peut conclure à l'enrichissement populaire, collectif, anonyme, d'une anecdote réelle, retouchée jusqu'à en faire un conte moral qui, grâce à la photo qui lui est associée, est devenue l'un de ces mèmes qui se diffusent sans fin sur les réseaux sociaux. Mais comme souvent en ce qui concerne les traditions folkloriques, l'affaire est peut-être plus compliquée. En effet, une autre histoire tourne beaucoup, elle aussi, sur les réseaux, et elle a été reprise dans des livres à succès.
En voici une version:
«Il y a quelques années, lors des Jeux paralympiques de Seattle, neuf concurrents, tous handicapés physiques ou mentaux, se sont rassemblés sur la ligne de départ du 100 mètres. Au coup de feu, ils ont tous pris le départ, pas exactement dans un sprint, mais avec le plaisir de courir jusqu'à l'arrivée, et de gagner.
Tous, sauf un petit garçon qui a trébuché sur l'asphalte, a fait plusieurs culbutes et s'est mis à pleurer. Les huit autres ont entendu le garçon pleurer. Ils ont ralenti et se sont arrêtés. Puis ils ont tous fait demi-tour et sont revenus sur leurs pas. Tous. Une fille atteinte du syndrome de Down s'est penchée et a embrassé le petit garçon en disant: "Ça va aller mieux." Puis tous les neuf se sont pris par les bras et ont marché ensemble jusqu'à la ligne d'arrivée. Tout les spectateurs du stade se sont levés, et les acclamations ont duré plusieurs minutes. Les gens qui étaient là racontent encore l'histoire.»
On peut essuyer une larme et se dire «Ah, ces handicapés, quelle belle leçon de vie donnent-ils aux bien portants!»… mais on peut aussi tenter de vérifier la véracité de ce témoignage. L'enquête effectuée par Snopes a montré qu'il est… disons… un peu vrai. En fait, l'anecdote est survenue en 1976, à Spokane (non à Seattle), quand l'un des participants d'une course de 100 m a trébuché et que deux autres coureurs sont retournés vers lui pour l'aider, avant de franchir ensemble la ligne d'arrivée. Mais tous les autres avaient continué de courir sans se préoccuper de l'incident. Évidemment, la version originale est bien moins édifiante que celle qui se diffuse sur le Net, et qui présente, en commun avec l'histoire des enfants africains, le motif des coureurs se tenant tous ensemble par le bras pour arriver en groupe et partager la victoire.
La version améliorée a fait l'objet d'un clip présenté comme un témoignage de l'incident réel, mais qui est en fait une mise en scène réalisée pour faire la promotion de The Foundation for a Better Life.
Mine de rien, ces histoires nous prennent par les sentiments pour diffuser des stéréotypes dont il est bon de prendre conscience. Les handicapés sont privés de capacités physiques ou mentales communément partagées, mais en revanche, ils sont riches d'une meilleure humanité: on rejoint ici le motif mythologique de l'«infirmité qualifiante» qui veut que borgne et aveugles soient des poètes et des voyants (cf. Homère, Óđinn…) ou que le boiteux soit le messager par excellence (cf. Hermès). «Les Africains» ont conservé des valeurs que nous avons perdues, et comme les handicapés de l'histoire, ils possèdent, de façon innée, une «bonne nature» humaine que l'Occident a perdue par la faute du progrès et de l'éducation qui y prévaut.
Ben voyons. «Les Africains»? Peu importe lesquels, n'est-ce pas? Hausa, ou Xhosa, d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique australe, c'est du pareil au même, dans ces histoires. L'essentiel est qu'on soit en Afrique, de préférence au sein d'une «tribu» ou d'un «village très reculé»… ayant donc préservé sa nature originelle.
Un dernier mot sur ubuntu. Ce terme a été investi d'un sens élargi, et il est devenu emblématique d'un courant de pensée qui défend l'existence d'une «philosophie bantoue» particulièrement médiatisée en ce moment, par suite de l'épidémie de COVID-19 et du mouvement Black Lives Matter, sur fond d'ouvrages de développement personnel. Mungi Ngomane, petite-fille de Desmond Tutu, a sorti en 2019 un livre de ce type, préfacé par son grand-père, qui nous explique qu'Ubuntu est l'un des plus grand cadeaux de l'Afrique au monde. Selon lui, sa meilleure définition réside dans un proverbe «qui se trouve dans presque toutes les langues africaines» et qui signifie «Une personne est une personne par d'autres personnes.» Pour Desmond Tutu, ubuntu est le même chose que «la Règle d'Or qui se trouve dans la plupart des enseignements religieux: ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent.» Dans le cours du livre, Mungi Ngomane redonne les mêmes définitions.
Une nouvelle édition du livre de Mungi Ngomane vient d'être traduite en anglais, italien et français, et l'éditeur la présente en ces termes:
«Ubuntu vient de la langue Xhosa. Ce mot désigne à l'origine une philosophie sud-africaine qui résume nos aspirations quant à un bien-être et à un bien-vivre, ensemble. Ce terme incarne la croyance en un lien humain universel: Je suis parce que tu es. Un lien profond et sincère, qui pousse à respecter chaque être humain, comme part essentielle de notre propre humanité. En adoptant la philosophie de l'Ubuntu au quotidien, il est possible de surmonter les divisions, d'être plus forts ensemble dans un monde où les êtres bâtissent des ponts et non des murs. En 14 textes clefs, simples et assortis d'exemples concrets, Ubuntu nous aide à comprendre en profondeur la bienveillance, le pardon, la tolérance et le pouvoir de l'écoute. Pour trouver notre place, ensemble, au sein d'un monde riche de sens.»
Le préfacier Desmond Tutu, grand-père de l'autrice, est un archevêque anglican. Étant donné le caractère édifiant des histoires contées dans ces deux livres, comme de celles qui se diffusent sur le Net, celles-ci peuvent alors être considérées comme des exempla modernes: des contes brefs livrant aux chrétiens des modèles de comportement. Ce type de récit était particulièrement utilisés par les prédicateurs médiévaux, mais on a édité des recueils d'exempla jusqu'au vingtième siècle. Depuis, c'est internet qui a pris le relais.
Une recherche approfondie sur l'histoire de la «philosophie bantoue» construite autour de la racine ntu et du concept ubuntu serait certainement très utile. En première approche, j'ai l'impression que ladite philosophie doit beaucoup à la tradition chrétienne, et particulièrement aux missionnaires. Placide Tempels, l'auteur du livre La Philosophie bantoue publié en 1945 et alors largement discuté, était un prêtre franciscain belge, missionnaire au Congo. On peut lire dans son livre que
«Le "muntu" vivant se trouve en une relation d'être avec Dieu, avec son ascendance, avec ses frères de clan, avec sa famille et avec ses descendants; il est dans une relation ontologique similaire avec son patrimoine, son fonds avec tout ce qu'il contient ou produit, avec tout ce qui y croît et y vit.»
Il s'agit manifestement d'une relecture chrétienne des notions bantoues originelles. L'histoire de cette entreprise reste à faire, mais elle a des précédents au dix-neuvième siècle. En effet, en 1860, l'évêque du Natal (Afrique du Sud) a transcrit le prêche donné le dimanche 5 août de cette année-là par William, un «catéchiste Kafir», qui commenta des versets de Luc, xiv. 1-14 en utilisant le concept d'ubuntu. Voici par exemple son commentaire du verset 11:
Ainsi semble pouvoir s'expliquer la courbe de fréquence d'utilisation du terme ubuntu dans les publications de langue française, telle qu'elle apparaît sur Ngram Viewer. Le petit pic visible dans les années 1940 pourrait bien être dû aux polémiques provoquées par les thèses de Tempels (qui seront bien accueillies par Léopold Sédar Senghor, mais violemment rejetées par Aimé Césaire).
Il est alors intéressant de constater que ce pic n'apparaît pas dans les publications de langue anglaise:
Tout cela reste à vérifier, mais ce qui est certain, c'est que notre petit exemplum poursuit aujourd'hui son bonhomme de chemin au pays des mèmes du Net.
Cette histoire est très fréquemment partagée sur les pages écologiques ou promouvant des techniques de «développement personnel», ou encore des médecines «alternatives», et les «coachs» en tout genre l'adorent.
En dehors des réseaux sociaux, l'image se trouve à des centaines d'exemplaires sur le Net, sur des sites en français, anglais, espagnol, allemand, portugais, hongrois, grec, russe, chinois… où elle est utilisée à des fins très diverses, et où elle sert notamment de publicité pour plusieurs podologues!
L'histoire est reprise par des conteurs, ou bien donnée comme un conte traditionnel sur plusieurs sites. Ainsi, le site de la revue brésilienne Xapuri possède un onglet mitos et lendas («mythes et légendes»), qui la présente comme une «très belle légende africaine»:
Comme toute histoire traditionnelle qui se respecte, celle-ci connaît plusieurs variantes, mais lorsqu'il est question de sa source, il est généralement répété qu'elle remonterait à une intervention de la journaliste Lia Diskin au Festival Mundial da Paz (Festival Mondial de la Paix) qui s'est tenu au Brésil en 2006. En septembre de cette année-là, un festival de ce nom s'est effectivement tenu à Florianópolis (alias Floripa selon plusieurs versions).
Les Actes de cette rencontre ne semblent pas avoir été publiés, mais Lia Diskin a signé en 2008 un ouvrage intitulé Vamos ubuntar? Um convite para cultivar a paz publié au Brésil, et qu'on peut télécharger sur le site de l'UNESCO.
L'ouvrage est en portugais, et le titre peut se traduire par:
Allons-nous ubunter? Une invitation à cultiver la paix.
Ubuntar / ubunter est un néologisme construit sur ubuntu, ce même terme dont la publication virale d'où nous sommes partis nous affirme que c'est celui qu'auraient prononcé tous ensemble les enfants de l'histoire. Donc, «ubunter», c'est faire comme ces enfants, et se comporter suivant l'idée que ce terme est supposé véhiculer, puisque, nous dit l'histoire, il se traduirait par «Je suis parce que nous sommes». Or, selon les variantes, l'histoire est dite s'être déroulée dans une «tribu africaine» ou «dans un village africain reculé», certaines versions précisant qu'il s'agit des Hausa, d'autres des Xhosa (dont l'autonyme est en réalité isiXhosa), certaines disant que c'était en Afrique australe, d'autres en Afrique de l'Ouest. Or les Hausa parlent une langue tchadique, appartenant à la famille afrasienne, alors qu'ubuntu est un mot bantou, propre aux langues de la famille linguistique Niger-Congo. Cela semble être un détail d'érudition, mais c'est comme si l'on racontait une histoire supposée se passer avec des enfants en Italie, et qui reposerait tout entière sur le sens d'un mot qu'ils auraient prononcé, mais dont on découvrirait qu'il est en réalité chinois.
Il en résulte que cette histoire n'a pas pu se passer en Afrique de l'Ouest, et certainement pas chez les Hausa, contrairement à ce qu'affirme par exemple cette version prise sur Pinterest:
En réalité, le mot ubuntu est construit sur le radical ntu «humain». Avec le suffixe de première classe mu̹- on construit muntu («un humain») dont le pluriel est bantu (ba-ntu, avec le préfixe ba- de classe 2 utilisé pour le pluriel de classe 1… d’où le français bantou). Le préfixe de quatorzième classe bu- sert à former des substantifs abstraits, et sa forme lega est bu-, sa forme zouloue étant uɓu-. Donc, ubuntu signifie très exactement «humanité». À l'entrée explicitant cette racine, le dictionnaire d'Alfred Bryant rappelle (p. 455) la coutume extrêmement répandue qui consiste, pour un peuple, à s'auto-dénommer «les Humains», par opposition à tous les autres peuples, considérés dans leur ensemble comme une masse de non-humains ou d'infra-humains:
À l'entrée ubuntu, le même dictionnaire donne cette définition:
(Bryant Alfred T. 1905. A Zulu-English dictionary with notes on pronunciation, a revised orthography and derivations and cognate words from many languages; including also a vocabulary of Hlonipa words, tribal-names, etc., a synopsis of Zulu grammar and a concise history of the Zulu people from the most ancient times. Pinetown [Natal]: The Mariannhill Mission Press, cxi-777 p.)
Voici l'entrée correspondant à la même racine, dans le dictionnaire Zulu-Anglais de John Colenso:
(Colenso John W. 1861. Zulu-English Dictionary. Pietermaritsburg: P. Davis, viii-552 p.)
Et puisqu'il est question d'isiXhosa, voici ce que nous donne le dictionnaire Anglais-Xhosa de William Davis:
(Davis William Jafferd 1903. An English-Kaffir dictionary, principally of the Xosa-Kaffir but including also many words of the Zulu-Kaffir dialect. Cape Town: Methodist publishing office and book-room, vi-499 p.)
Pour des sources plus récentes, on peut consulter le Dictionnaire Zulu-Anglais de Doke et Wikalazi, publié par les presses de la Wits University, et qui fait autorité. Voici ce qu'on y trouve à l'entrée de la racine concernée:
(Doke Clement Martyn, & B.W. Vilakazi 1972. Zulu-English Dictionary. Johannesburg: Witwatersrand University Press, xxvi-918 p.)
Donc, non seulement l'histoire n'a pas pu avoir lieu chez les Hausa, mais pour les versions la situant en Afrique australe, la traduction qu'on y donne du terme ubuntu ne laisse pas d'étonner. Dans aucun dictionnaire n'apparaît le sens «Je suis parce que nous sommes», qui se trouve au cœur de l'histoire et qui contribue fortement à sa signification. Comme il est dit que l'anecdote aurait été rapportée par un anthropologue, il est difficile d'admettre qu'un spécialiste de la «tribu» concernée ait pu se tromper à ce point. Non que les ethnologues ne puissent faire aucune erreur. Il est fréquent qu'ils se trompent par exemple dans l'identification d'une plante, d'un insecte ou d'un oiseau, lorsqu'il s'agit de traduire un nom vernaculaire, tout simplement parce qu'il est difficile d'être à la fois ethnologue, botaniste, entomologiste et ornithologiste, mais faire une telle erreur sur le nom même de la population qu'on est en train d'étudier, alors que ce nom n'est pas du tout obscur et qu'il peut se comprendre même en n'ayant que des rudiments de la langue, c'est plus qu'étonnant.
Or il se trouve que ladite histoire est reproduite dans un encadré du livre de Lia Diskin cité plus haut, et dont voici la traduction:
«Le professeur Reimon Panikkar rapporte à la fin de son livre L'esprit de la politique que le cousin d'un de ses étudiants s'était rendu dans un petit village d'Afrique pour y être enseignant dans un programme que les États-Unis avaient créé au sein du gouvernement Kennedy pour aider les pays dits du "Tiers Monde". Sensible aux questions d'interventionnisme et souhaitant éviter toute attitude arrogante, il s'était disposé à enseigner la gymnastique. Un jour, il prit une boîte de bonbons et invita ses jeunes élèves à faire une course. Il leur montra un arbre situé à un peu plus de cent mètres de distance, et leur dit: "Vous voyez cet arbre là-bas ? Je vais compter 'un, deux, trois' et vous allez courir vers lui. Le premier arrivé gagnera les bonbons." Aussitôt, dit, aussitôt fait. Les jeunes s'alignèrent, et dès la fin du compte à rebours, ils se sont tenus par la main et ont couru tous ensemble: ils voulaient partager le prix. Leur bonheur était le bonheur de tous.»
Plusieurs remarques s'imposent: ici, il n'est pas question d'ubuntu, et si la source de l'histoire est bien donnée en la personne de Raimon Panikkar, celui-ci dit la tenir d'un de ses étudiants, qui lui-même la tenait de son cousin. Nous sommes dans un cas typique de transmission de FOAFlore, le folklore des rumeurs transmises par FOAF (Friend Of A Friend: ami d'un ami). Cette histoire a donc bien des chances d'être un Foaftale — une «légende moderne».
Il reste alors à consulter le livre de Panikkar…
… lequel livre se clôt sur ces lignes:
«Laissez-moi terminer par une anecdote qui, comme toutes les anecdotes, ne dit rien et dit tout. Le premier de mes étudiants, dans les années où Kennedy avait créé la Force de Paix pour envoyer de l'aide au soi-disant Tiers Monde, est allé dans un petit village d'Afrique pour y accomplir une tâche d'enseignement. Mais il ne voulait pas enseigner aux enfants ce qu'il savait, car il considérait cela comme un acte de colonialisme. La seule chose qu'il a accepté de faire, c'est d'enseigner la gymnastique. Un jour, il est arrivé devant les enfants avec une boîte de bonbons, et je ne sais quoi d'autre. Tous les enfants écoutaient ce grand jeune homme bien tourné (les Africains ont le complexe de ne pas être blancs). Et le jeune Américain leur dit: "Regardez cet arbre là-bas, à cent ou deux cents mètres, je vais dire un, deux et trois et vous vous mettrez à courir. Le gagnant recevra le prix mérité." Les sept ou huit enfants du village étaient déjà excités. Il a dit "Un, deux et trois", et tous les enfants se sont serré la main et ont couru ensemble: ils voulaient partager le prix. Leur bonheur était dans le bonheur de tous. Ces enfants nous donnent peut-être la raison d'une refondation de la vie démocratique.»
Là encore, on ne trouve aucune mention d'ubuntu. L'histoire est racontée comme une anecdote véritable qui aurait été vécue par un étudiant (non par un anthropologue) et dont l'Occident ferait bien de s'inspirer pour se renouveler.
Il est évident que le rapport avec le terme ubuntu et sa pseudo-étymologie résulte d'un ajout anonyme ultérieur, peut-être par Lia Diskin, que l'on voit raconter la même histoire en l'associant au concept d'ubuntu sur cette vidéo:
Quant à la photo qui accompagne cette légende sur les réseaux, on aimerait bien savoir par qui elle fut prise, et dans quelle circonstances. Quoi qu'il en soit, il y a assez loin du texte de Panikkar à certaines des versions qui circulent actuellement sur le Net, comme celle qui suit, publiée le 28 avril 2020 par la revue de vulgarisation scientifique UFABC Divulga ciência. Cette revue, qui se veut sérieuse et exigeante, est éditée par l'Université Fédérale de l'ABC de São Paulo, et on y trouve notre histoire sous le titre Ubuntu em tempos de pandemia («Ubuntu en temps de pandémie»):
«Un anthropologue étudiait les us et coutumes d'une tribu en Afrique, et lorsqu'il eut terminé son travail, il lui fallait attendre le transport qui le ramènerait chez lui à l'aéroport. Il lui restait beaucoup de temps, mais il ne voulait pas catéchiser les membres de la tribu, alors il a proposé aux enfants un jeu qu'il pensait inoffensif.
Il a acheté beaucoup de bonbons et de friandises en ville, a tout mis dans un très joli panier noué d'un ruban, et a laissé ce panier sous un arbre. Il a appelé les enfants et leur a expliqué que lorsqu'il dirait "maintenant", ils devraient courir vers le panier et que celui qui arriverait le premier gagnerait toutes les friandises qui se trouvaient dedans.
Les enfants se sont positionnés sur la ligne de départ qu'il avait tracée au sol, et ils ont attendu le signe convenu. Quand il a crié "Maintenant!", tous les enfants se sont instantanément tenus par la main et ont couru vers l'arbre où se trouvait le panier. Une fois arrivés, ils ont commencé à se répartir les bonbons entre eux et les ont mangés avec joie.
L'anthropologue est allé à leur rencontre et leur a demandé pourquoi ils étaient restés tous ensemble alors que l'un d'eux aurait pu prendre tout ce qu'il y avait dans le panier et ainsi avoir beaucoup plus de friandises. Ils ont simplement répondu: "Ubuntu, mon oncle. Comment l'un de nous pourrait-il être heureux si tous les autres étaient tristes?"
Il était déconcerté! Des mois et des mois à étudier la tribu, à y travailler, et il n'avait toujours pas vraiment compris l'essence de ce peuple?»
Ce récit est un «glurge» idéal, dont la morale habituelle s'enrichit de la leçon donnée par des enfants à un savant, en lui montrant qu'en réalité il ne savait rien. On retrouve le cliché, déjà popularisé par Marcel Griaule dans Dieu d'eau, de l'ethnologue qui passe des mois ou même des années à étudier une population africaine, pour découvrir un jour qu'il n'a tout simplement rien compris.
L'enquête semble bouclée, et l'on peut conclure à l'enrichissement populaire, collectif, anonyme, d'une anecdote réelle, retouchée jusqu'à en faire un conte moral qui, grâce à la photo qui lui est associée, est devenue l'un de ces mèmes qui se diffusent sans fin sur les réseaux sociaux. Mais comme souvent en ce qui concerne les traditions folkloriques, l'affaire est peut-être plus compliquée. En effet, une autre histoire tourne beaucoup, elle aussi, sur les réseaux, et elle a été reprise dans des livres à succès.
En voici une version:
«Il y a quelques années, lors des Jeux paralympiques de Seattle, neuf concurrents, tous handicapés physiques ou mentaux, se sont rassemblés sur la ligne de départ du 100 mètres. Au coup de feu, ils ont tous pris le départ, pas exactement dans un sprint, mais avec le plaisir de courir jusqu'à l'arrivée, et de gagner.
Tous, sauf un petit garçon qui a trébuché sur l'asphalte, a fait plusieurs culbutes et s'est mis à pleurer. Les huit autres ont entendu le garçon pleurer. Ils ont ralenti et se sont arrêtés. Puis ils ont tous fait demi-tour et sont revenus sur leurs pas. Tous. Une fille atteinte du syndrome de Down s'est penchée et a embrassé le petit garçon en disant: "Ça va aller mieux." Puis tous les neuf se sont pris par les bras et ont marché ensemble jusqu'à la ligne d'arrivée. Tout les spectateurs du stade se sont levés, et les acclamations ont duré plusieurs minutes. Les gens qui étaient là racontent encore l'histoire.»
On peut essuyer une larme et se dire «Ah, ces handicapés, quelle belle leçon de vie donnent-ils aux bien portants!»… mais on peut aussi tenter de vérifier la véracité de ce témoignage. L'enquête effectuée par Snopes a montré qu'il est… disons… un peu vrai. En fait, l'anecdote est survenue en 1976, à Spokane (non à Seattle), quand l'un des participants d'une course de 100 m a trébuché et que deux autres coureurs sont retournés vers lui pour l'aider, avant de franchir ensemble la ligne d'arrivée. Mais tous les autres avaient continué de courir sans se préoccuper de l'incident. Évidemment, la version originale est bien moins édifiante que celle qui se diffuse sur le Net, et qui présente, en commun avec l'histoire des enfants africains, le motif des coureurs se tenant tous ensemble par le bras pour arriver en groupe et partager la victoire.
La version améliorée a fait l'objet d'un clip présenté comme un témoignage de l'incident réel, mais qui est en fait une mise en scène réalisée pour faire la promotion de The Foundation for a Better Life.
Mine de rien, ces histoires nous prennent par les sentiments pour diffuser des stéréotypes dont il est bon de prendre conscience. Les handicapés sont privés de capacités physiques ou mentales communément partagées, mais en revanche, ils sont riches d'une meilleure humanité: on rejoint ici le motif mythologique de l'«infirmité qualifiante» qui veut que borgne et aveugles soient des poètes et des voyants (cf. Homère, Óđinn…) ou que le boiteux soit le messager par excellence (cf. Hermès). «Les Africains» ont conservé des valeurs que nous avons perdues, et comme les handicapés de l'histoire, ils possèdent, de façon innée, une «bonne nature» humaine que l'Occident a perdue par la faute du progrès et de l'éducation qui y prévaut.
Ben voyons. «Les Africains»? Peu importe lesquels, n'est-ce pas? Hausa, ou Xhosa, d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique australe, c'est du pareil au même, dans ces histoires. L'essentiel est qu'on soit en Afrique, de préférence au sein d'une «tribu» ou d'un «village très reculé»… ayant donc préservé sa nature originelle.
Un dernier mot sur ubuntu. Ce terme a été investi d'un sens élargi, et il est devenu emblématique d'un courant de pensée qui défend l'existence d'une «philosophie bantoue» particulièrement médiatisée en ce moment, par suite de l'épidémie de COVID-19 et du mouvement Black Lives Matter, sur fond d'ouvrages de développement personnel. Mungi Ngomane, petite-fille de Desmond Tutu, a sorti en 2019 un livre de ce type, préfacé par son grand-père, qui nous explique qu'Ubuntu est l'un des plus grand cadeaux de l'Afrique au monde. Selon lui, sa meilleure définition réside dans un proverbe «qui se trouve dans presque toutes les langues africaines» et qui signifie «Une personne est une personne par d'autres personnes.» Pour Desmond Tutu, ubuntu est le même chose que «la Règle d'Or qui se trouve dans la plupart des enseignements religieux: ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent.» Dans le cours du livre, Mungi Ngomane redonne les mêmes définitions.
Une nouvelle édition du livre de Mungi Ngomane vient d'être traduite en anglais, italien et français, et l'éditeur la présente en ces termes:
«Ubuntu vient de la langue Xhosa. Ce mot désigne à l'origine une philosophie sud-africaine qui résume nos aspirations quant à un bien-être et à un bien-vivre, ensemble. Ce terme incarne la croyance en un lien humain universel: Je suis parce que tu es. Un lien profond et sincère, qui pousse à respecter chaque être humain, comme part essentielle de notre propre humanité. En adoptant la philosophie de l'Ubuntu au quotidien, il est possible de surmonter les divisions, d'être plus forts ensemble dans un monde où les êtres bâtissent des ponts et non des murs. En 14 textes clefs, simples et assortis d'exemples concrets, Ubuntu nous aide à comprendre en profondeur la bienveillance, le pardon, la tolérance et le pouvoir de l'écoute. Pour trouver notre place, ensemble, au sein d'un monde riche de sens.»
Le préfacier Desmond Tutu, grand-père de l'autrice, est un archevêque anglican. Étant donné le caractère édifiant des histoires contées dans ces deux livres, comme de celles qui se diffusent sur le Net, celles-ci peuvent alors être considérées comme des exempla modernes: des contes brefs livrant aux chrétiens des modèles de comportement. Ce type de récit était particulièrement utilisés par les prédicateurs médiévaux, mais on a édité des recueils d'exempla jusqu'au vingtième siècle. Depuis, c'est internet qui a pris le relais.
Une recherche approfondie sur l'histoire de la «philosophie bantoue» construite autour de la racine ntu et du concept ubuntu serait certainement très utile. En première approche, j'ai l'impression que ladite philosophie doit beaucoup à la tradition chrétienne, et particulièrement aux missionnaires. Placide Tempels, l'auteur du livre La Philosophie bantoue publié en 1945 et alors largement discuté, était un prêtre franciscain belge, missionnaire au Congo. On peut lire dans son livre que
«Le "muntu" vivant se trouve en une relation d'être avec Dieu, avec son ascendance, avec ses frères de clan, avec sa famille et avec ses descendants; il est dans une relation ontologique similaire avec son patrimoine, son fonds avec tout ce qu'il contient ou produit, avec tout ce qui y croît et y vit.»
Il s'agit manifestement d'une relecture chrétienne des notions bantoues originelles. L'histoire de cette entreprise reste à faire, mais elle a des précédents au dix-neuvième siècle. En effet, en 1860, l'évêque du Natal (Afrique du Sud) a transcrit le prêche donné le dimanche 5 août de cette année-là par William, un «catéchiste Kafir», qui commenta des versets de Luc, xiv. 1-14 en utilisant le concept d'ubuntu. Voici par exemple son commentaire du verset 11:
Ainsi semble pouvoir s'expliquer la courbe de fréquence d'utilisation du terme ubuntu dans les publications de langue française, telle qu'elle apparaît sur Ngram Viewer. Le petit pic visible dans les années 1940 pourrait bien être dû aux polémiques provoquées par les thèses de Tempels (qui seront bien accueillies par Léopold Sédar Senghor, mais violemment rejetées par Aimé Césaire).
Il est alors intéressant de constater que ce pic n'apparaît pas dans les publications de langue anglaise:
Tout cela reste à vérifier, mais ce qui est certain, c'est que notre petit exemplum poursuit aujourd'hui son bonhomme de chemin au pays des mèmes du Net.