Moins on trouve, plus on communique

Certains archéologues communiquent beaucoup sur des découvertes infimes, et pratiquent l’art du bruissement.

Un communiqué du professeur Ludwig D. Morenz, de l’Université de Bonn, nous apprend que son équipe vient de réaliser « l’une des dix plus importantes découvertes archéologiques en Égypte ». Mazette ! Le Dr. Morenz est un spécialiste reconnu de l’origine de l’écriture en Égypte, question à laquelle il a consacré un livre intitulé Bildbuchstaben und symbolische Zeichen, Die Herausbildung der Schrift in der hochent Kultur Altägypten. On s’attend donc à du sérieux.

Or que nous dit
ce communiqué, immédiatement repris sur Twitter, les réseaux sociaux et quantité de sites (par exemple ici et )?

Il y est question d’une découverte d’art rupestre remontant au quatrième millénaire avant l’ère commune, effectuée à l’occasion de fouilles conduites à
Qubbet al-Hawa, une nécropole près d’Aswān. Cette œuvre majeure, « qui ouvre une nouvelle dimension archéologique » (rien que ça !) montre deux anthropomorphes, dont l’un tenant un arc, situés de part et d’autre d’une autruche. Le communiqué précise que « ces peintures ont été gravées sur la roche en forme de petits points, et décrivent des scènes telles qu’on en trouve dans les descriptions chamaniques ».

Selon le Dr. Morenz,
« l’archer est clairement en train de chasser le grand oiseau aptère, tandis que l’homme aux bras levés peut être identifié comme faisant une danse de chasse ». De plus, « le danseur porte apparemment un masque d’oiseau. » Alors, toujours selon le Dr. Morenz, « cette scène rappelle le monde conceptuel de la chasse, des masques et du chamanisme, tel qu’il est connu dans de nombreuses parties du Globe — y compris la chasse aux autruches chez ceux qu’on appelle les San (Bushmen) ». Et comme « cette pratique sociale et le complexe d’idées qui lui sont associées n’ont été qu’à peine effleurés en égyptologie », cela « ouvre de nouveaux horizons de recherche ».

Décoiffant, n’est-ce pas ?

Voyons donc de plus près cette image extraordinaire. Voici la photographie originale de l’œuvre, telle qu’elle figure dans le dossier de presse distribué aux journalistes:

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Photo David Sabel

À l’évidence, il s’agit d’une gravure rupestre, d’un pétroglyphe obtenu par percussion de la roche-support, et certainement pas d’une peinture. Dommage pour l’auteur du communiqué, et pour les journalistes qui le recopient, puisque tous parlent de « peintures ». Confondre gravures et peintures en dit déjà long sur le niveau de compétence de ces auteurs. Ceux-ci notent en outre que « ces images sont à peine visibles maintenant, du fait de leur âge considérable », mais au vu de la patine de ces gravures, qui est plus claire que celle de la roche-support, on peut douter que cet âge soit aussi « considérable » qu’ils l’affirment. On nous dit également que « le style et l’iconographie donnent de solides indices pour les dater », mais s’agissant de personnages-bâtons et de gravures aussi élémentaires que celles-ci, on peut difficilement parler de « style » (surtout sans le définir).

Pour faciliter la lecture de cette gravure, David Sabel en a produit le relevé ci-dessous:

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Relevé de la gravure par David Sabel.

Sur ce dessin, les tracés en bleu ne correspondent pas à des parties gravées, mais à des grains en fort relief dépassant naturellement de la surface du grès. Pour avoir une idée plus exacte de la partie anthropique de l’image, il convient donc de les éliminer. On obtient alors le tracé suivant, qui ne montre que les parties réellement réalisées par gravure:

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DAO JLLQ d’après le relevé de David Sabel.

C’est en s’appuyant sur ces documents qu’a été concoctée l’image suivante, préférentiellement reprise par les journalistes (par exemple ici):

Capture d’écran 2017-03-23 à 11.20.41

Dessin de David Sabel.

Comme par magie, voici que les anthropomorphes s’y trouvent dotés d’un mignon petit nez, et vêtus de deux habits différents qui sont absolument invisibles sur l’image originale; voici l’arc manifestement doté d’une triple courbure du plus bel effet (1), et, danse rituelle de chasse à l’autruche obligeant, voici que l’homme de gauche imite soudainement une tête d’autruche avec l’un de ses bras, fermant la main de manière à représenter la tête de cet oiseau, comme on le fait pour les ombres chinoises. On félicite l’auteur pour son imagination, mais rien, absolument rien, ni sur cette surinterprétation, ni sur le relevé, ni sur l’image originale, n’autorise à évoquer le prétendu « masque d’oiseau » dont il est fait grand cas dans le communiqué.

Alors il faut bien dire que cette « importante découverte » est en réalité d’une grande banalité: on connaît de telles gravures par centaines en Égypte. S’appuyer sur un tel document pour évoquer une danse de la chasse avec masque, c’est prendre ses berlues pour des réalités. En déduire l’existence d’un rituel « chamanique » que les Néolithique de la région auraient pratiqué à cette occasion, c’est oublier qu’il n’existe aucune trace de chamanisme en Égypte, à aucune époque. Convoquer de surcroît les San à cette occasion, c’est pratiquer
un curieux comparatisme, et surtout ignorer que l’hypothèse d’un « chamanisme San » a été réfutée, tout comme celle d’un chamanisme africain. Quant à s’imaginer pouvoir « ouvrir de nouveaux horizons de recherche » avec la découverte d’une telle gravure et des interprétations d’une telle naïveté, ce serait tout simplement risible, si cela ne relevait tout simplement d’un procédé de plus en plus fréquent, et qui consiste à vouloir faire du bruissement (2) à tout prix.

(1). Il existe une abondante littérature sur les arcs à triple courbure, souvent confondus avec les arcs composites, et supposés dénoter une influence orientale. Rien d’étonnant, donc, à ce que le Dr. Morenz affirme que ces gravures « pourraient représenter un lien entre l’ancien Proche-Orient […] et la culture de l’Égypte ancienne ». Sur les arcs et bracelets d’archer au Sahara et en Égypte, voir cet article.
(2) Faire du bruissement: traduction de l’expression franglais « faire le buzz ».

En prime pour finir: deux gravures rupestres provenant du Karkūr e-al, dans le Gilf Kebīr (extrait de Du Sahara au Nil, p. 302-303, photos JLLQ):

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