Un art rupestre du futur ?

Comment des archéologues ont étudié un art rupestre du futur, et se sont interrogés sur la possibilité de le déchiffrer dans 10.000 ans.

Quel rapport y a-t-il entre l’art pariétal et les déchets radioactifs à vie longue? Outre que tous se trouvent sous terre, il en est un autre, lié à la nécessité d’éviter que des visiteurs non avertis ouvrent par inadvertance dans un lieu de stockage de tels déchets, ou y pénètrent involontairement. Aux États-Unis, le seul site de stockage définitif des déchets radioactifs à vie longue est le WIPP (Waste Isolation Pilot Plant) installé près de Carlsbad (Nouveau-Mexique). Cet organisme, qui aime bien emprunter aux arts rupestres amérindiens des images pour illustrer ses couvertures de rapports, s’est interrogé sur la façon de baliser le site avec des indicateurs capables de décourager toute intrusion pendant au moins 12.000 ans (étant donné la durée de vie des déchets). Facile, pourrait-on penser... il suffit d’utiliser ce signe très connu, qui indique la présence de radiations dangereuses:

Radiation

Le problème est que, si ce signe est certes connu d’un grand nombre de personnes, il ne l’est pas de tout le monde, et avouez que ce serait quand même assez ballot qu’un intrus ouvre la porte aux radiations simplement parce qu’il en ignorait la signification. Alors, a-t-on pensé, il faut ajouter à l’icône une indication simple, rapidement lisible, et indiquant clairement la présence d’un danger, si possible de façon redondante. Comme ceci, par exemple:

Radiation-2

Ah, oui, mais n’en déplaise aux dangereux rêveurs qui pensent que l’anglais est une langue universelle, on ne peut exclure que l’intrus pourrait n’avoir aucune notion de cette langue.
À ces deux problèmes s’en ajoute un autre, qui est celui de la durée de vie de l’avertissement: 10.000 ans au moins, et sans doute même plus, c’est bien long. Comment être sûr que le signe avertisseur sera toujours lisible dans dix millénaires? Tout simplement en s’inspirant des signes qui, actuellement, sont toujours observables alors qu’ils ont au moins dix-mille ans, c’est-à-dire en imitant les gravures pariétales et rupestres. On pourrait par exemple imaginer que, sur les rochers de la montagne abritant les déchets, soient réalisées des gravures rupestres comme celle-ci:

RupestreFutur

Le problème le plus difficile à résoudre, c’est que rien ne garantit que dans une dizaine de millénaires le signe indiquant la présence de radiations soit toujours compris par des humains, ni même que l’anglais soit toujours une langue vivante. Et s’il s’agit alors d’une langue morte, rien ne permet d’être certain que quiconque pourra encore la comprendre. Aïe, ça se complique. Et il y a pire: rien ne garantit non plus qu’il existera encore des humains dans 10.000 ans. Et, à toute époque, l’intrus pourrait très bien être un Alien. En plus, il faut également tenir compte de la possibilité de catastrophes naturelles majeures, et donc tenter de s’arranger pour que la mise en place des signes puisse y résister (il a ainsi été proposé de placer divers marqueurs à des profondeurs différentes, chacun contenant des morceaux de bois afin qu’une population future puisse éventuellement les dater par la méthode du C14).
Pour trouver une solution à toutes ces questions, un groupe d’experts spécialistes de domaines les plus variés (linguistes, historiens, archéologues, sémioticiens, physiciens, artistes, anthropologues, climatologues, etc.) a été chargé de faire une série de propositions. Ils ont cherché à trouver un moyen universel d’envoyer un message disant au minimum quelque chose comme: « il y a là un truc fait par des humains, ce truc est très vieux, et il est toujours très dangereux. »
Ils ont cherché l’inspiration en étudiant des exemples de sites archéologiques remarquables s’étant conservés sur plusieurs millénaires (Stonehenge, les Pyramides égyptiennes, etc.), et aussi des glyphes ayant bien résisté au temps, comme par exemple les signes spiralés de
Newgrange. En conséquence, il a été suggéré de marquer le site par d’énormes monolithes. Ensuite, il fallait trouver une idée de gravure rupestre à porter sur lesdits monolithes.

Pour suggérer la chronologie, et la très longue durée nécessaire à la dégradation des déchets, il a été suggéré d’avoir recours à des phénomènes astronomiques qui, de tout temps et dans toutes les cultures, ont été un objet de curiosité et ont fait l’objet de d’observations. Deux types de phénomènes ont été sélectionnés. Le premier est la précession des équinoxes (qui fait que l’axe terrestre varie et que le pôle Nord ne pointe pas toujours vers l’étoile Polaire):

Précession
Précession des équinoxes: l’axe de la terre change de direction, et l’orientation du pôle nord en est donc modifiée; l’axe de la terre effectue un cône complet en 25.800 ans.


Le second est le changement de position des étoiles de la Grande Ourse au cours des millénaires:

GrandeOurse
Différents aspects de la Grande Ourse, il y a 50.000 ans (à gauche), aujourd’hui (au centre) et dans 50.000 ans (à droite).

Ils se sont également inspirés des travaux d’Iranäus Eibl-Eibesfeldt en éthologie humaine pour concocter des pictogrammes d’une « icône faciale » connotant l’expression, sur les traits d’un visage, de l’horreur, de la révulsion, de la peur, de l’angoisse, la douleur, etc. Comme ceci:

Expressions


En fin de compte l’emploi du signal suivant a été suggéré:

NewSymbol

L’idée est que si l’observateur de ce signal sait ce qu’est l’étoile polaire et la Grande Ourse, il pourra le déchiffrer. Au fur et à mesure que la position du pôle terrestre varie (avec la précession), la taille des carrés noirs diminue, indiquant l’idée d’une diminution de la radioactivité. Le visage, très tourmenté durant notre présent, devient neutre dans 10.000 ans, et retrouve le sourire 10.000 ans après. La chronologie est très clairement indiquée par le changement qui survient dans la position des étoiles composant la Grande Ourse.

Je ne crois pas que ce projet ait encore été mis en œuvre, mais grâce à lui, pour une fois, des archéologues se sont intéressés à un art rupestre du futur, et non plus du passé.

JLLQ


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Ci-dessous, voici La vidéo d’une conférence de Peter Galison « Memorializing Nuclear Waste » qui présente divers projets proposés pour construire un « mémorial » avertisseur capable d’être compris par quiconque pendant au moins 10.000 ans.