Lait et traite au Sahara néolithique

Un récent article paru dans Nature permet de relancer quelques questions sur la consommation du lait de vache au Sahara néolithique.

Une étude récemment parue dans Nature provoque un certain bruissement (buzz) sur internet, avec des titres comme "Les plus anciennes laiteries découvertes dans le désert saharien" ou "Le sahara verdoyant abrita jadis les premières laiteries africaines". L'article original de Nature s'intitule quant à lui "Première industrie laitière en Afrique saharienne verdoyante au cinquième millénaire bc" et il rend compte d'analyses conduites sur des céramiques néolithiques collectées dans l'Akukas libyen (il s'agit du massif montagneux erronément dénommé Acacus, qui se trouve à l'extrême sud-ouest de la Libye).

On peut en effet déterminer la nature de résidus alimentaires ayant laissé des signatures moléculaires et isotopiques particulières sur les parois des poteries. Ce type d’identification, utilisant les valeurs du
delta13C des acides gras du lait, avait permis de prouver en 2008 que le lait était utilisé au Proche-Orient durant le VIIe millénaire BCE, puis qu’il le fut au VIe millénaire en Europe de l’Est et au IVe en Grande-Bretagne (Evershed et al. 2008). Comme, au Proche-Orient, les dates obtenues pour la domestication des bovinés sont plus anciennes, cela semblait à première vue confirmer la théorie d’Andrew Sherratt appelée « révolution des produits secondaires » et selon laquelle une première « révolution » constituée par la domestication du bétail afin de consommer sa viande aurait été suivie d’une deuxième phase, favorisant la consommation des produits secondaires des animaux, en particulier le lait (Sherratt 1981).

De telles recherches n’avaient pas encore pu être effectuées dans le nord de l’Afrique, où se trouvent pourtant des poteries qui sont parmi les plus anciennes au monde -- à Ounjougou au Mali, où Éric Huysecom a prouvé qu’elles sont
antérieures à 9400 BCE. C’est maintenant chose faite, grâce aux travaux de Julie Dunne, de Richard Evershed et d’une équipe internationale qui vient d’en livrer les résultats. Ceux-ci sont sans équivoque: des résidus de matières grasses issues de produits laitiers sont attestés sur des céramiques du Sahara central entre 5200 et 3800 BCE.

Les auteurs de l’article de
Nature en tirent plusieurs conclusions. Ils affirment qu’avant leur travail « no attempt [has] yet being made to identify the inception of dairying practices in the African continent » et que jusqu’à la publication de leurs résultats « indirect evidence of dairying [was] missing. » Enfin, ils « confirm that domesticated cattle, used as part of a dairying economy, were present in North Africa during the fifth millennium BC. »

Hum, hum, hum... ceci m’amène à faire quelques remarques.

Premièrement, dans l’article de
Nature, les seules références à des scènes de traites représentées sur l'art rupestre saharien ne mentionnent que deux images, de Teshuinat et Tiksatin. Or la version française d’un article que j’ai publié il y a deux ans (téléchargeable ici) montre bien la fragilité (pour le moins !) de la représentation de Teshuinat, tout en publiant plusieurs autres documents bien plus probants. D'autres auteurs (notamment Yves et Christine Gauthier ou Tilman Lenssen-Erz) en ont également publié, mais ils ne sont pas davantage cités.

Tiksatin
La scène de traite de Tiksatīn (Mesāk, Libye). Photo JLLQ.



On ne peut dire qu'avant le travail publié dans
Nature il aurait été impossible d’affirmer l'existence de la traite au Sahara central néolithique, et encore moins qu’aucune tentative en ce sens n’aurait jamais été tentée. Il est bien dommage que des résultats aussi intéressants soient publiées dans une revue « à haut facteur d’impact » sans que soit correctement prise en compte la littérature. Pour une fois, ce ne peut être par suite d’une méconnaissance de la la langue française, puisque la documentation est disponible en anglais. Une partie des conclusions publiées dans Nature fait donc sourire, quand les auteurs écrivent que leurs résultats « confirm that domesticated cattle, used as part of a dairying economy, were present in North Africa during the fifth millennium BC. » En réalité, cela était déjà acquis depuis quelques lurettes, et ne nécessitait aucune confirmation. Ceci dit, si c'est confirmé, eh bien ma foi tant mieux, mais le procédé qui consiste à se donner de l'importance en ignorant ses prédécesseurs me semble regrettable.


Une meilleure utilisation de la littérature aurait également évité aux mêmes auteurs de considérer comme probable la thèse d’
Andrew Sherratt (Dunne et al. note 14), et cela sans autre débat, alors que celle-ci est de plus en plus fragilisée et qu’elle a même été clairement réfutée pour plusieurs régions. Ainsi, Arkadiusz Marciniak a repris en 2011 les données archéozoologiques proche-orientales et a pu montrer qu’elles contredisent en partie le modèle de Sherratt -- lequel ne prenait pas en compte, par exemple, le fait que certains cortèges archéozoologiques prouvent l’existence de pratiques sacrificielles non spécifiquement alimentaires, sur les bovins (Marciniak 2011). Jean-Denis Vigne et Daniel Helmer l’ont également réfuté pour l'Europe dès 2007 (Vigne et Helmer 2007), ce que j’ai également fait pour l'Afrique, et en particulier pour le Sahara (Le Quellec 2011). Et Haskel Greenfield l’a réfuté en 2010 pour les Balkans (Greenfield 2010). Le modèle de Sherratt reste encore valable pour les chèvres et moutons, mais on ne peut l’évoquer sans discussion pour les bovinés. En réalité, il est acquis désormais que « les produits laitiers faisaient déjà partie de l’alimentation au début de la néolithisation, et qu’ils doivent donc avoir joué un rôle dans la domestication des animaux au Proche-Orient et dans la diffusion de leurs descendants dans le bassin Méditerranéen » (Vigne et Helmer 2007). L’exploitation des bovinés au Sahara central néolithique résultant justement d’une diffusion relativement tardive, la traite des vaches y est d’autant moins surprenante qu’elle a y été figurée avec beaucoup de précision par les Néolithiques eux-mêmes.

Concernant les résultats proprement dits, j'aurais bien aimé qu'un tableau nous fasse connaître les datations précises de chacun des tessons analysés car, dans l’article de
Nature, datations et analyses sont curieusement dissociées. Il semble bien que l'attribution chronologique des tessons soit stylistique (en fonction notamment de leur décor) et qu'ils ne soient pas très précisément datés. Du reste, concernant ces questions de chronologie, les suppléments à l'article disponibles sur le site de la revue Nature comportent un tableau qui place aux environs de 9000 BCE une gravure en style du Messak: c'est totalement invraisemblable, d'autant qu'une partie des auteurs de ce même article de Nature a naguère publié dans Antiquity une étude qui situe (à très juste titre) les gravures de ce type dans le VIe millénaire (di Lernia & Gallinaro 2010). Or la plus célèbre des scènes de traites sahariennes, celle de Tiksatin, que mentionnent les auteurs, est justement réalisée dans ce style. Le même tableau place aussi fort haut les peintures des Têtes Rondes, en ignorant la publication récente qui les situe après 7000-8000 BCE.

Prendre en compte ces éléments n'aurait rien enlevé à l'indéniable nouveauté de l'article, qui est de démontrer que des céramiques du Sahara libyen situées entre 5200 et 3800 BCE présentent des traces de graisses animales bovines, et en particulier des traces de produits laitiers, alors que les tessons antérieurs en sont dépourvus.

JLLQ