La destruction de la ville de Jugha

Les derniers restes de l’extraordinaire ville de Jugha ont été systématiquement détruits en 2005, dans une indifférence générale...


Dans la république autonome de Naxijevan (Azerbaïdjan) se trouvaient, il y a encore quelques années, les derniers restes de l’extraordinaire cité appelée
Jugha (Ջուղա) en arménien, et Julfa (جلفای) en persan, installée sur la rive nord de la rivière Arax qui marque la frontière avec l’Iran. Cette ville prospéra à partir du XVe siècle, devenant un important centre commercial rayonnant très loin: les marchands de la ville étaient connus jusqu’à Venise aussi bien qu’en Inde ou en Syrie. Signe de sa prospérité, Jugha était entièrement construite en pierres et pratiquement sans ciment, contrairement aux pratiques architecturales en usage dans la région à l’époque.
En 1605, la cité fut mise à sac et incendiée par le Shah ’Abbās I de Perse, qui souhaitait établir un vide entre lui et les Ottomans, ce pourquoi il déporta en Iran les trois mille familles vivant alors à Jugha. Pour faire bonne mesure, il déporta pareillement toute la population des alentours, et détruisit l’ancien pont qui enjambait la rivière. Il fit annoncer aux habitants qu’ils avaient trois jours pour abandonner leurs maisons et quitter les lieux, et environ 100.000 personnes connurent un exode forcé. Régulièrement par la suite, des expéditions punitives vinrent chasser ceux qui revenaient sur place en s’imaginant pouvoir s’installer de nouveau dans leur ancienne cité.
Pourtant, au XIXe siècle, divers voyageurs, ayant visité les ruines de Jugha, pouvaient encore décrire sa vingtaine d’églises, ses deux caravansérails, ses quelques dizaines de familles survivant sur place, et rien moins qu’une dizaine de milliers de
xačkar, nom donné aux stèles dont le décor forme une véritable dentelle de pierre, et qui se dressaient encore dans un immense cimetière, témoignant de la grandeur passée. Dentelle est le terme qui convient, car il semble que, pour partie au moins, ce décor ait été inspiré de celui des étoffes, notamment de soie, dont le commerce fit la fortune des marchands inhumés sous ces pierres funéraires.

Kachkar1
Exemples de xačkar, photographiés avant leur destruction.

Le décor foisonnant de ces stèles était souvent associé à des inscriptions d’une grande importance pour la compréhension de l’histoire régionale.

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Vue de l’ancien cimetière de Jugha, et ses milliers de stèles… dont il ne reste plus rien (photo extraite du récit de voyage de Mme Chantre en 1890).

Dans ce cimetière se voyaient également d’étonnantes pierres tombales animalières, en forme de béliers stylisés, dont deux portaient les dates de 1578 et 1579. Plus d’une vingtaine ont été signalées, mais leur signification reste mystérieuse... et le demeurera probablement, car la plupart de ces objets paraît avoir été détruite.

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Pierre tombale d’Atan et ses parents (XVIe siècle)... détruite.

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Pierre tombale de Manuk Hovhannes et de son fils (1601)... détruite.


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Autre exemple de pierre tombale de Jugha en forme de bélier... détruite.

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Celle-ci est du XVIe siècle... détruite.


En 1903-1904, les Russes ont contribué à ravager la ville à l’occasion de la construction d’une ligne de chemin de fer, et des spécialistes du
Centro Studi e Documentazione della Cultura Armena de Milan se sont alors élevés contre ces « destructions barbares ». Or le pire était à venir: les derniers Arméniens de la région furent exterminés par l’armée entre 1919 et 1922, alors que la ville comptait plus de 2700 habitants. Au tout début des années 1930, trois mille xačkar étaient encore visibles.
En 1928, l’historien de l’art Jurgis Baltrušaitis réussit à visiter la région à cheval, ce qui lui permit de prendre une série de 38 photos des vestiges de Jugha. Il fut frappé par le style des stèles et put conclure son étude -- restée longtemps inédite -- en disant que « l’ensemble des
xačkar de Jugha représente une dernière grande floraison sculpturale dont la durée, l’élaboration, la maîtrise et l’énorme quantité est unique dans l’histoire mondiale de l’art. » Il regrettait bien sûr qu’un ensemble aussi exceptionnel soit toujours pratiquement inconnu, et au vu des menaces et déprédations qui se multipliaient, il fit connaître son travail en 1986, en collaboration avec Dickran Kouymjian, dans un volume des Etudes Arméniennes publié par la Calouste Gulbenkian Foundation en hommage à Haïg Berbérian.

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Jurgis Baltrušaitis lors de son passage à Jugha en 1928.


En 1976, il y avait encore environ 3000
xačkar à Jugha. En 1986, Jurgis Baltrušaitis et Dickran Kouymjian suppliaient les autorités azerbaïdjanaise d’au moins laisser les savants venir sur place pour enfin pouvoir étudier ces vestiges uniques, et ils leur suggéraient également d’organiser sur place un musée, en espérant que, désormais, il n’y aurait plus d’autres détériorations sur le site.

Que croyez-vous qu’il se passa?

A la fin des années 1990, il restait moins d’un millier de xačkar, et ces stèles continuèrent d’être régulièrement détruites durant les années 2002-2003. En décembre 2005 enfin, le peu qui restait fut systématiquement brisé en menus morceaux par des soldats azéris, sur ordre de leur tutelle. Les fragments furent pilés menu et dispersés ou jetés dans la rivière, puis le terrain fut arasé pour installer... un camp militaire.



Outre qu’il témoigne d’une rare bêtise, ce saccage méthodique était complètement illégal et faisait fi de toutes les conventions internationales. Malgré des protestations et même une plainte officielle du ministre arménien des affaires étrangères, relayées par l’UNESCO, les autorités azerbaïdjanaises ont impunément détruit l’ancienne ville, si bien que, de ce joyau admiré par tous les anciens voyageurs, il ne reste strictement rien aujourd’hui.

Décidément, l’expression « génie militaire » est un bien triste oxymore!.

JLLQ

NB: Pour en savoir plus, consulter les sites armenica.org et aga-online.org, ainsi que le Djulfa virtual Memorial and Musem. Voir également les illustrations du livre d’Ayvazyan sur Jugha, mises en lignes sur le site Armenianhouse.org. L’étude de Jurgis Baltrušaitis et Dickran Kouymjian peut se lire ci-dessous.


Baltrusaitis-Kouymjian_1986










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