Les mythes sont-ils de la forme Facebook?

Des statisticiens cherchent à retrouver dans les mythes des réseaux sociaux comparables à ceux de Facebook: entreprise aussi vaine que promise à un beau succès médiatique

Deux chercheurs irlandais du Centre de Mathématiques Appliquées de l’Université de Coventry (Angleterre), Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna, viennent de publier dans la revue EPL (Europhysics Letters) une analyse statistique de trois mythes, dans un article intitulé «Universal propreties of mythological networks.» Leur but était d’étudier les réseaux sociaux repérables dans ces trois récits particuliers:

  1. un texte anglo-saxon noté quelque part entre le VIIIe et le XIe siècles: l’épopée de Beowulf;

  2. un poème grec du VIIIe siècle avant l’ère commune: l’Iliade;

  3. et un texte mythologique irlandais: la Táin Bó Cúailnge (ou «Razzia des Vaches de Cooley» ) noté en partie pour la première fois au XIe siècle — mais dans une langue archaïque remontant au moins au IXe siècle et qui contient de nombreux motifs mythiques protohistoriques.


Considérant que, pour certains historiens, les deux premiers récits ont un référent historique alors que le troisième serait une fiction, Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna ont cherché à mettre au point une méthode pour discriminer les récits à base réelle et ceux entièrement fictifs. Pour cela, ils ont commencé par construire une base de données réunissant tous les personnages mentionnés dans les trois récits sélectionnés (respectivement au nombre de 74, 716 et 404), puis ils ont dénombré leurs interactions (le fait que deux personnages se connaissent ou se rencontrent). Le type de relation (amicale ou d’inimitié) a également été pris en compte. Ils ont alors appliqué à cette documentation les outils statistiques habituellement utilisés pour analyser les réseaux sociaux comme
Facebook, et qui permettent de calculer la popularité d’une personne au sein d’un réseau.
Avec les réseaux réels, ce type d’outil a mis en évidence trois caractéristiques principales:
  1. ils présentent un coefficient de regroupement élevé, c’est-à-dire qu’ils comportent de nombreux regroupements au sein desquels tous les individus se connaissent les uns les autres;

  2. ces groupes sont eux-mêmes reliés par des individus très sociaux dénommés «connecteurs»;

  3. il n’y a jamais un grand nombre de degrés de séparation entre deux personnes prises au hasard (propriété qu’on a surnommée small world: «le monde est petit» par suite des expériences de Stanley Milgram et d’autres qui ont démontré qu’entre deux individus choisis au hasard sur la planète, la distance moyenne est à l’heure actuelle de 4,7 intermédiaires seulement; pour en savoir plus, téléchargez cet article de Michel Forsé sur le «petit monde» de Facebook et d’autres réseaux sociaux).



Beowulf
Illustration de Beowulf par Hans W. Schmidt (1859-1940).


Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna ont démontré qu’il en est de même dans les mythes étudiés. Tous trois présentent des réseaux sociaux similaires à ceux de la vraie vie, avec une distribution similaire des degrés de popularité, tous trois sont assortatifs et tous trois sont vulnérables aux attaques ciblées (l’assortativité est la tendance des personnages d’un certain degré de popularité à interagir avec des personnages d’un degré de popularité similaire, et la vulnérabilité aux attaques ciblées signifie que si l’on supprime un personnage très populaire, cela conduit à une rupture de l’ensemble du réseau).

Beowulf_Film
Extrait de l’adaptation cinématographique de l’épopée de Beowulf par Robert Zemeckis (2007).


Pour vérifier ce résultat, ils ont appliqué la même méthode à des œuvres de fiction plus ou moins récentes:
Les Misérables de Victor Hugo, une pièce de Shakespeare (Richard III), un livre de J.R.R. Tolkien (The Fellowship of the Ring) et le premier tome de la série des Harry Potter de Joanne K. Rowling. Ils ont alors eu la surprise d’obtenir des résultats différents: ces récits ne privilégient pas l’appariement assortatif (ils sont «dysassortatifs» ), et ils ne sont pas sensibles aux attaques ciblées. En effet, dans ces créations, la plupart des personnages sont liés au héros principal, contrairement à ce qui se passe dans les mythes. Ainsi, dans l’épopée anglo-saxonne, assez dysassortative à première vue, si l’on supprime le personnage de Beowulf, il n’en reste pas moins vrai que tous les autres protagonistes restent plus ou moins liés les uns aux autres, et ce récit est donc bien assortatif. Dans la réalité s’il existe des gens qui ont des centaines de relations, bon nombre en ont par exemple une soixantaine, et beaucoup en ont bien moins. Par contre, dans les fictions, la plupart des personnages ont le même nombre de relations et, par exemple tous les protagonistes qui interagissent avec Harry Potter rencontrent également Ron et Hermione. Alors si on supprime n’importe lequel des protagonistes, cela ne change pas grand-chose. Finalement, Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna pensent que si les récits d’auteurs diffèrent de la réalité aussi bien que des mythes, c’est parce qu’autrement les histoires inventées par les romanciers seraient trop difficiles à suivre. Les créateurs de ces récits les auraient donc en quelque sorte conçus comme des mondes trop petits pour être vrais.

La conclusion de Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna est qu’il n’y a pas lieu de distinguer la
Táin Bó Cúailnge des deux autres mythes, car tous trois présentent des réseaux sociaux comparables à ceux du monde réel. À première vue, le récit irlandais semble totalement imaginaire, mais si l’on en retire de sa base de données les six protagonistes (sur un total de 404) qui sont le plus reliés (et qui sont aussi des êtres trop surhumains pour être réalistes), alors le réseau social qui en résulte redevient similaire à ceux de l’Iliade ou du monde réel. Ils expliquent cela en supposant que ces six protagonistes, comparés aux super-héros des Marvel Comics, résulteraient de l’amalgame de nombreux protagonistes différents réunis en six personnages au cours du processus de transmission orale.

Bref: pour nos deux analystes, il ne fait aucun doute que
Beowulf, l’Iliade et la Táin Bó Cúailnge seraient basés sur des communautés réelles, dont ces mythes doivent refléter l’organisation sociale. Compte non tenu des éléments magiques ou des protagonistes surréels, cela impliquerait — toujours selon eux — une certaine historicité de ces récits.

Reseauxsociaux

Aussitôt ce résultat publié —la comparaison avec Facebook étant manifestement garante du succès médiatique— on a vu se multiplier les réactions enthousiastes, avec des titres très accrocheurs:

«Est-ce que la mythologie est comme Facebook?» (
Is Mythology like Facebook?),

«Le Facebook d’Homère suggère que l’
Iliade est réelle» (Homer’s Facebook Suggests Iliad is True),

«Des physiciens étudient l’
Iliade d’Homère et d’autres classiques à la recherche de vérités cachées» (Physicists Study Homer’s Iliad and Other Classics for Hidden Truths),

«Beowulf et l’Iliade sont plus plausibles que Shakespeare» (
Beowulf and Iliad more plausible than Shakespeare), etc.

Cet enthousiasme me semble être quelque peu excessif, et relever du même type de succès médiatique que celui que rencontrent généralement tous les «démonteurs» (
debunkers) de mythes qui vous exposent régulièrement que les loups-garous ne seraient autres que des gens atteints d’hypertrichose ou que le déluge s’expliquerait très simplement par tel ou tel accident géologique ou climatique (par exemple ici ou ).

Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna soutiennent que les narrations entièrement fictives seraient très différentes des mythes parce qu’autrement ces récits seraient trop difficiles à suivre. Mais alors, comment se fait-il que les auditeurs des mythes transmis oralement arrivaient très bien à les suivre, eux?

Leur hypothèse cherchant à expliquer les « super-héros » de la Razzia des Vaches de Cooley par l’amalgame de plusieurs personnages ordinaires ne tient aucun compte du contexte mythologique de ce récit, ni de la structure du panthéon celtique, ni des homologues indo-européens auxdits personnages: autant dire qu'elle est indéfendable.

Tableau CarronKenna
Tableau extrait de l’article de Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna, comparant les données de Beowulf, de la Táin Bó Cúailnge et de l’Iliade. N indique le nombre total de protagonistes dans chaque récit le nombre de ceux qui sont hostiles et celui de ceux qui sont amicaux. Les données les plus significatives sont k (degré moyen de popularité ) C (coefficient de regroupement) et r (associativité ).


La recherche de critères différenciant le mythe ou l’épopée d’une part et la tragédie ou narration d’auteur d’une autre est très ancienne: Aristote expliquait déjà en sa
Poétique (VI, 16; X, 2) que la différence tient en un seul mot: l’anagnorisis (ἀναγνώρισις) qui est le moment où le héros du récit fait une découverte cruciale pour la suite de l’histoire. Selon Aristote, «les parties de la fable les plus propres à faire que la tragédie entraîne les âmes, ce sont les péripéties et les reconnaissances» — la péripétie (en grec peripeteia Περιπέτεια «renversement de circonstances» ) est «un changement en sens contraire dans les faits qui s'accomplissent» et la reconnaissance (anagnorisis) est «le passage de l'état d'ignorance à la connaissance, ou bien à un sentiment d'amitié ou de haine entre personnages désignés pour avoir du bonheur ou du malheur.»

Ces «reconnaissances» causes de «péripéties» peuvent aussi bien être celle de sa propre identité ou de la véritable nature d’un autre protagoniste (par exemple Iphigénie en Tauride découvrant que l’étranger qu’elle s’apprête à sacrifier est en réalité son frère Oreste), ou celle d’un élément explicatif fondamental (comme ceux que découvrent Sherlock Homes, Hercule Poirot et consorts). Tout le récit s’organise alors autour de l’
anagnorisis et de la «péripétie» au sens grec premier de ce terme, ce qui n’est évidemment pas le cas dans la vraie vie. Et ce ne l’est généralement pas non plus dans les mythes, qui ne suivent pas une intrigue unique et linéaire et dans lesquels les choses arrivent sans révélation ni mystère à résoudre. Ainsi Beowulf arrive chez Hroðgar dont le royaume est dévasté par un monstre du nom de Grendel. Beowulf tue Grendel et c’est réglé. Ah, non, mince: voici qu’arrive la mère de Grendel: c’est une terrible ogresse qui veut venger la mort de son fils. Beowulf la décapite et c’est réglé. Ah, non, mince: voici qu’un dragon dévaste le royaume de Beowulf devenu roi. Beowulf tue le dragon et c’est réglé. Ah, non, mince: Beowulf a été blessé par le dragon et il en meurt. Fin.

Pour en revenir aux analyses de Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna, elles ne portent que sur un très petit nombre d’œuvres, à partir desquelles les statisticiens qu’ils sont savent bien qu’il ne faut pas généraliser. Les résultats qu’ils auraient obtenus avec d’autres récits auraient sans doute été très différents. Pourquoi diable n’ont-ils pas testé leurs hypothèses sur l’Odyssée, si différente de l’Iliade, au lieu d'aller s'aventurer chez Harry Potter ?

Ce que je constate, avec leurs analyses, c’est le retour subreptice de la vieille théorie du mythe comme «reflet» de la société, notamment illustrée en 1946 par Vladimir Propp dans son livre sur
Les Racines historiques du conte merveilleux, où le folkloriste russe relie systématiquement à des états économiques et sociaux déterminés les différents mythes ou de rituels qu’il place aux origines des contes. En 1916 déjà, dans son monumental ouvrage sur la mythologie Tsimshian, Franz Boas souhaitait «faire une description de la vie, de l’organisation sociale, des croyances et des pratiques religieuses d’un peuple, telles qu’elles apparaissent dans leurs mythes.» Les mythes étant des «réflecteurs culturels» il devait être possible — pensait-il — de reconstruire à partir d’eux l’ethnographie des peuples les véhiculant, et notamment leur système de relations sociales... ce qui est très exactement ce que Pádraig Mac Carron et Ralph Kenna ont cherché à faire dans leur étude statistique.

Or Boas et Propp se trompaient. Non parce qu’il n'existerait aucune relation entre le mythe et les données réelles, mais parce que, d’une part, de telles relations, quand elles existent, ne prennent pas la forme d’une représentation, et que d’autre part les institutions décrites dans les mythes peuvent être inverses des institutions réelles.

Que dans un mythe, un héros Bororó remette la chefferie à son propre père alors que dans ce peuple elle se remet d’une génération à la suivante et d’oncle maternel à neveu (Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, p. 59, note 1); que la Grèce ancienne n’ait cessé, sur la scène tragique athénienne, de parler de rois alors qu’ils n’existaient plus depuis longtemps; que des personnages de récits australiens utilisent des boomerangs alors qu’ils n’étaient pas d’usage dans le peuple dont ils sont les héros (Norman Barnett Tindale 1936-1937, «Legend of the Wati Kutjara, Warburton Range, Western Australia», Oceania 7: 184); que les dieux Grecs ou Navajo (Åke Hultkrantz, Guérisons chamaniques et médecine traditionnelle des Indiens d’Amérique, Aix-en-Provence, Éditions du Mail, 1995 : 206) se livrent à peu près à tout le contraire de ce que prescrit la morale de leurs adorateurs (vol, fraude, adultère et tutti quanti); que dans le mythe d’Asdiwal, le père de ce dernier noue plusieurs mariages matrilocaux alors que les Tsimshian qui narrent ce récit étaient patrilocaux; ou que le fils de ce même Asdiwal hérite des territoires de chasse de son père alors que dans la réalité ils passaient d’un oncle à un neveu matrilatéral… il s’agit toujours de distorsions par rapport au réel, et aucunement d’un «reflet».

Rechercher dans les réseaux sociaux décrits dans les mythes une preuve de leur historicité, c'est non seulement faire preuve d'une grande naïveté, c'est aussi, hélas, témoigner d'une profonde ignorance des travaux des mythologues et d'un réductionnisme que l'on aurait cru — et souhaité — être d'un autre âge.




















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