Le retour du colibri

Retour sur le rôle du colibri dans le mythe américain de l'embrasement universel du monde
Le hasard de mes lectures m'a fait tomber sur un mythe recueilli chez les Bokota, peuple de l'ouest du Panama parlant une langue de la famille chibcha. Il a été publié en 1990 par Enrique Margery Peña, qui donne le texte original et une traduction juxtalinéaire en espagnol dont voici les premières lignes:

Texte Bokota

Enrique Margery Peña donne ensuite une version espagnole du récit, et note qu'il réunit trois thèmes: celui de la mère de Soleil et Lune, celui de l'incendie universel, et celui de l'origine du feu. C'est dans l'épisode de l'incendie universel qu'intervient le colibri, auquel Soleil a ordonné de chercher de l'eau pour éteindre le feu qui gagne le monde entier. Colibri entre en scène après Crapaud et Vautour, tous trois se portant apparemment volontaires pour jouer les pompiers, mais, en réalité, aucun ne s'empresse d'accomplir cette tâche, qui sera finalement réalisée par Hirondelle. On est donc bien loin de
l'histoire bricolée par Pierre Rabhi.

La mère de Soleil et de Lune

Dans les temps anciens, la mère de Soleil vivait sur terre. C’était une femme qui allait boire de la chicha [bière de maïs] de fête en fête, et, quand elle sortait pour cela, elle laissait ses enfants à la maison. Ils étaient couverts de plaies; c’est pourquoi elle ne les emmenait pas avec elle, car elle en avait honte, et elle préférait donc aller seule aux chichadas [fête où l’on consomme la chicha].
Un jour, elle est allée à une fête où il y avait deux hommes magnifiquement habillés. Quand la femme les a vus, elle en est tombée amoureuse. Alors, les hommes lui ont dit :
— Nous sommes tes enfants, pourquoi nous fais-tu cette blague ?
— Non, mes fils sont couverts de plaies; vous êtes plus beaux qu’eux.
Elle leur dit cela, alors que les gens présents voyaient bien qu’elle parlait à ses propres fils. Mais comme elle ne le croyait pas, elle a récupéré les restes de chicha une, deux, trois fois, pour les apporter à ses enfants qui, disait-elle, l’attendaient à la maison. Les jours suivants, la femme a continué de se rendre à ces fêtes, auxquelles assistèrent encore et encore les deux hommes dont elle était amoureuse.
Ils venaient magnifiquement habillés, l’un d’or et l’autre d’argent. Cependant, comme elle ne les reconnaissait pas, à la fin de chaque fête, elle rapportait à la maison les restes de chicha pour ses enfants. Une fois, elle a apporté les restes de chicha quatre fois de suite, sans trouver ses enfants dans la maison. À la fin de la fête, elle a interrogé la grand-mère à leur propos. La grand-mère a répondu :
— Ils sont tous les deux restés ici à la maison, mais ensuite ils ont disparu, donc je ne sais rien d’eux.
Pendant qu’elles parlaient ainsi, les deux frères arrivèrent à la maison. La mère, les voyant joliment habillés, sortit à leur rencontre et leur dit:
— Je vous ai pris pour d’autres personnes, et j’ai commencé à plaisanter avec vous. Croyez-moi, je vous dis la vérité.
La mère était très heureuse et ne se lassait pas de caresser ses enfants. Puis tous trois ont commencé à discuter. Elle était heureuse que ce soient ses enfants, si joliment habillés, et non ceux couverts de plaies. Mais Soleil lui a dit :
— D’accord, mais tu t’es moquée de nous.
Un beau jour, Soleil prévint la grand-mère :
— Je vais aller chercher du cacao et je vais le préparer dans ce petit pot que je laisserai ici sur les braises. Ma mère ne doit pas voir ce que je fais ni découvrir le pot.
Lorsque la mère, qui était partie se baigner, revint à la maison, elle demanda à la grand-mère :
— Où est mon fils ?
La grand-mère a répondu :
— Là-bas.
— Et que fait-il tout seul ?
La grand-mère l’a prévenue :
— Tu ne dois pas aller voir ce qu’il fait.
Alors la mère a dit :
— J’ai pris soin d’eux deux depuis qu’ils sont petits, pourquoi l’un d’eux ferait-il quelque chose que je ne pourrais voir ? Non, je vais aller voir ce qu’il fait.
Et, après avoir dit cela, elle courut chercher le petit pot, dont elle enleva le couvercle. Ce qui était dans le pot a sauté et l’a frappée au visage. L’endroit est devenu noir, tout comme le visage de la mère. Elle en fut très fâchée et, de rage, dispersa les braises sur le sol. Immédiatement, le sol a commencé à brûler et le feu s’est rapidement propagé à tout l’endroit. Quand Soleil est rentré à la maison, il a dit à sa mère :
— Tu as allumé ce feu. Je te jetterai à l’est et grand-mère à l’ouest. Puis je resterai ici près de ce feu et je chercherai un ouvrier ou des gens afin d'obtenir de l’eau pour l’éteindre.
Alors Soleil a jeté la mère à l'est et la grand-mère à l'ouest. Et, après cela, il a dit qu’il chargerait quelqu’un d’aller chercher de l’eau pour éteindre le feu. Dans ce but, il a rassemblé de nombreuses personnes. Tout le monde, hommes et animaux, est venu: le crapaud est venu, le colibri est venu, le vautour est venu, l’hirondelle est venue. Soleil leur dit :
— Qui va aller chercher la pluie ?
Crapaud a répondu :
— Je vais y aller.
Crapaud partit et arriva sur le rivage de l’autre côté de la mer. Mais il n’y a fait que manger, après quoi il est revenu. Soleil lui a demandé :
— Que s’est-il passé ?
Crapaud a dit :
— Je suis allé et venu, mais je n’ai pas trouvé de pluie.
Soleil a ensuite demandé :
— Qui a le courage d’essayer à nouveau ?
Vautour a répondu :
— Je vais y aller.
Vautour partit et arriva près de la maison du roi Tonnerre. Mais une fois arrivé là, il s’est dit :
— Il y a beaucoup de viande ici ; je ne vais rien faire d’autre que manger et je reviendrai ensuite.
Il y avait un cheval mort et une vache pourrie sur le sol. Vautour a commencé à manger, puis est reparti par le même chemin. Quand il est arrivé, Soleil lui a demandé :
— Que s’est-il passé ?
Vautour a dit :
— Je n’ai pas trouvé la pluie.
Soleil a demandé à nouveau :
— Qui a le courage d’essayer à nouveau ?
Colibri a répondu :
— Je vais y aller.
Colibri se mit en route et, comme Vautour, arriva dans les environs de la maison du roi Tonnerre. Mais là, il a commencé à sucer des fleurs, surtout celles du tabac, après quoi Colibri est retourné à l’endroit où le feu devenait de plus en plus grand. Soleil a ensuite demandé un autre volontaire.
Hirondelle a dit :
— Je partirai en dernier, mais ne vous attendez pas à ce que je vienne apporter l’eau.
Hirondelle répondit ainsi à Soleil, avant de partir chez le roi Tonnerre, qui lui a dit :
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Hirondelle a répondu :
— Je viens chercher de l’eau. L’endroit d’où je suis parti est en feu et tout ce qu’il contient brûle. Je me demande donc ce qu’il adviendra des graines de toutes sortes qui s’y trouvent. C’est pourquoi je cherche la pluie pour éteindre le feu et c’est pourquoi je vous demande de l’eau.
Le roi Tonnerre lui a dit :
— Je vais t’en donner, et maintenant va-t’en !
Hirondelle ne partit pas. Hirondelle restait là à attendre, en pensant que le roi Tonnerre lui donnerait l’eau dans sa main. Et donc, tranquillement, Hirondelle restait là, à réfléchir une fois, deux fois, trois fois. Alors le roi Tonnerre s'écria :
— Va-t’en ! Je ne te donnerai pas l’eau dans ta main, et tu ne dois pas regarder en arrière sur le chemin du retour.
Hirondelle rentra par le même chemin. Cependant, en approchant de sa destination, Hirondelle a remarqué que tout l’endroit était sombre, et a entendu un bruit assourdissant dans son dos. Le vent, la pluie, le tonnerre et les éclairs s’abattaient sur le lieu. Hirondelle a regardé en arrière et a pu voir que dans l’obscurité venait le tonnerre, chassant les éclairs. De frayeur, Hirondelle se glissa dans un creux sous une pierre et y resta longtemps. Après un long moment, Hirondelle revint à la surface. Il n’y avait plus de feu et tout l’endroit était très humide. Voyant que tout était fini, Hirondelle retourna à son point de départ et put constater que le feu était éteint là aussi. Hirondelle fit le tour de l’endroit et, au milieu de la fumée, ne trouva que Crapaud. Quand Hirondelle le vit, Hirondelle lui demanda :
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Crapaud a répondu :
— Je suis assis ici tranquillement.
Alors, Hirondelle a tourné une, deux, trois fois pour regarder autour de l’endroit, mais n’a vu que de la fumée. Fulminant de colère, et retournant à l’endroit où se trouvait Crapaud, Hirondelle l’a piétiné. Voyant ça, Crapaud a craché du feu de sa bouche. Comme ce feu tombait sur le sol, Hirondelle essaya de l’attraper, mais Crapaud l’arrêta en disant :
— Pourquoi as-tu cherché de l’eau pour éteindre le feu? Maintenant, tu veux l’éteindre à nouveau. Tu sais que le feu sera destiné aux personnes qui vivent sur ce terrain et, par conséquent, qu’il restera à l’intérieur du volcan. Le feu sera destiné à la préparation de la nourriture, et donc il restera à l’intérieur des pierres ; il restera à l’intérieur de la fleur de roseau ; il restera à l’intérieur du balsa.
Crapaud a continué de répéter la même chose en d’autres endroits. Il arriva ainsi à l’endroit où se trouvait Soleil et lui dit :
— Le feu sera destiné à la préparation de la nourriture, et donc il restera dans les pierres ; il restera dans la fleur de roseau ; il restera dans le balsa.
Et à Hirondelle, il dit :
— Prends ce feu, mais tu dois savoir qu’il sera destiné à la préparation des aliments.
Alors Hirondelle se dit :
— Je trouverai une maison pour moi et j’y vivrai.
Au Crapaud, Hirondelle déclara:
— Je te promets que j’irai dans d’autres endroits et que je répéterai ce que tu m’as dit. Puis je chercherai une bonne savane pour vivre au-delà de cette terre brûlée.
Et Soleil, à son tour, annonça :
— Je voudrais rester et vivre dans cet endroit, mais je dois partir pour m’occuper du terrain des petits et, de plus, je dois veiller sur les hommes, tout comme Lune veillera sur les femmes. Maintenant, je pars vers un autre lieu, qui m’attend là-haut pour que je le traverse jour après jour.



Source:

Margery Peña Enriquedel 1990. «La leyenda de la madre del sol y de la luna en una version Gayamí y en una version del Bocotá de Chiriquí.» In Mary H. Preuss [Ed.], Lail Speaks: Selected Papers from the VIIth International Symposium on Latín American Indian Literatures, p. 23–42. Culver City, CA: Labyrinthos.


gravure NB Colibi  copie

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