Les silex taillés par eux-mêmes

Albert-Auguste de Lapparent a publié naguère une critique dévastatrice de la thèse du préhistorien belge Aimé-Louis Rutot qui fut l'auteur, en 1904, d'un livre intitulé "Coup d'œil sur les industries de la Pierre à l'exclusion du Néolithique", dans lequel il défendait avec ferveur l'existence des "éolithes". Or ce texte connaît un certain regain d'actualité…
Chez un bouquiniste, je suis tombé sur l'opuscule que M. Albert-Auguste de Lapparent a consacré en 1909 à l'ancienneté de l'homme. En son temps, Albert de Lapparent fut un géologue célèbre, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et il est l'auteur, entre autres nombreux ouvrages, d'un Traité de géologie des plus fameux. On pourrait douter a priori de l'intérêt de relire un livre datant de 1909, quand son sujet concerne l'origine de l'homme, puisque tant de découvertes nouvelles sont venues depuis lors nourrir nos connaissances. Mais la résurgence régulière de théories fumeuses sur l'homme tertiaire, ou secondaire, ou même primaire (tant qu'on y est!) rend cette lecture des plus savoureuses, particulièrement en ce qui concerne le chapitre consacré à "La fabrication spontanée des éolithes". Ce dernier mot est un peu oublié de nos jours, qui fut construit sur le grec, et qui signifie littéralement "pierre de l'aurore" (sous entendu: de l'humanité). A une époque où la science préhistoirique était fort balbutiante, le préhistorien belge Aimé-Louis Rutot (1847-1933) fut quant à lui l'auteur, en 1904, d'un livre intitulé "Coup d'œil sur les industries de la Pierre à l'exclusion du Néolithique", dans lequel il défendait avec ferveur l'existence de ces "éolithes", c'est-à-dire de pierres taillées qui remonteraient à un âge dit bien sûr "éolithique", et placé au Tertiaire, où vivait un supposé peuple des "Eolithiques". C'est contre cette théorie de Rutot que s'élève Albert de Lapparent, non sans humour. On ne peut qu'en conseiller la lecture aux tenants actuels de "l'homme tertiaire" et aux doux déchiffreurs de dinosaures gravés sur des silex…

Avec un portrait de Rutot (ci-contre à gauche), voici donc ce texte :
"La fabrication spontanée des éolithes. Les Parisiens en quête de villégiature connaissent et apprécient de longue date les charmes de Mantes-la-Jolie. Tous s'accordent à vanter la grâce de ses coteaux, l'élégante silhouette de sa cathédrale, la fraîche verdure des prairies où serpente la Seine. Autrefois même, s'ajoutait à ses mérites la limpidité des eaux du fleuve. Mais aujourd'hui, hélas! on n'y voit plus couler qu'une sorte d'encre sale, nauséabonde et si riche en immondices que  son limon de débordement est préféré par les agriculteurs  à l'engrais le plus savamment combiné. Ce n'est pas tout: l'industrie a envahi ce coin charmant. De grandes cheminées, d'une inflexible raideur, y projettent sur le ciel bleu la noire et lourde fumée du charbon de terre. Pourtant ne nous plaignons pas trop, car c'est dans une de ces usines que nous allons trouver la clef du mystère des éolithes. Une des particularités géologiques du site de Mantes est qu'en venant de Paris, on y voit définitivement affleurer la craie blanche qui, sortant progressivement de dessous son manteau si varié de terrains tertiaires, finira bientôt par constituer, de sa masse uniforme, tout le sous-sol de la contrée normandejusqu'à l'embouchure de la Seine. A la  sortie de la ville, avant que la roche crayeuse ait atteint au-dessus de la rivière l'épaisseur qui plus loin lui permettra de se profiler sous la forme des blondes et pittoresques falaises de la Roche-Guyon, on peut s'assurer que la craie supporte une couche régulière d'argile, de même âge et de même nature que l'argile plastique bien connue des environs de Paris. Le rapprochement immédiat de ces deux natures de roches a suffi pour déterminer l'établissement en ce point d'une industrie: celle de la fabrication du ciment, facile à obtenir par le mélange, en proportions exactement dosées, du calcaire très pur, de la craie avec l'argile plastique qui la couronne. C'est cette industrie qui s'exerce dans l'usine de Guerville, aux portes de Mantes. La craie extraite des carrières est concassée en morceaux qu'on verse, avec de l'argile délayée, dans une énorme cuve pleine d'eau, à l'intérieur de laquelle, on fait tourner, vingt-neuf heures durant, un arbre vertical. A cet arbre est fixée une véritable herse en fer, qui ne cesse d'agiter le mélange sur toute sa hauteur. Ainsi malaxée, la craie se réduit en une bouillie, à laquelle s'incorpore l'argile, et qui, après décantation et séchage, est pétrie en petits cônes qu'on soumet à la cuisson. Comme la plupart des craies blanches, celle de Mantes renferme des rognons de silex noir. Les ouvriers s'efforcent de les séparer et les rejettent en tas, destinés à être brisés en vue de la fabrication du béton. Mais, comme il ne serait pas éco-nomique de dépasser pour la craie, à la carrière même, une certaine limite de division, il arrive souvent que les morceaux jetés dans la cuve gardent en leur centre un nodule de silex, que les ouvriers n'ont pas pu soupçonner. Promptement débarrassé de sa gangue de craie par le rapide tourbillonnement imprimé au mélange (la vitesse de la herse à sa circonférence, de 4 mètres à la seconde, est celle du Rhône en temps de crue), le nodule s'isole et ainsi, dans l'appareil, au milieu de la boue crayeuse, s'agitent furieusement des rognons de silex qui, à tout moment s'entrechoquent ou vont heurter les dents de fer du malaxeur. Quand la cuve a été vidée, ces silex, tombés sur le fond, sont enlevés pour être joints à ceux que l'exploitation directe avait fournis."


"Or, en visitant l'usine de Guerville, où les collectionneurs de fossiles sont facilement attirés par la perspective d'y recueillir les espèces habituelles du terrain de craie, M. Laville, préparateur à l'Ecole des Mines, fut frappé de l'extrême ressemblance des silex extraits de la cuve avec les types éolithiques de M. Rutot (Laville, Feuille des Jeunes naturalistes. 1905, p. 110).
Ci-contre, l'un des éolithes publiés par Rutot.
Il pouvait d'autant moins s'y méprendre que maintes fois il s'était trouvé pour cet objet en rapport avec le savant de Bruxelles. Depuis plusieurs années, M. Laville se livrait avec une prédilection spéciale à l'étude des graviers quaternaires de la région parisienne, et M. Rutot avait entrepris de lui persuader que, dans la collection réunie par lui, les outils reutéliens ou mesviniens abondaient à côté des silex aux formes classiques. M. Laville fit part de son observation à M. Boule, qui la vérifia sur place en compagnie de préhistoriens habiles et n'hésita pas à en reconnaître la justesse (Comptes rendus de l'Académie des Sciences, CXL, p. 1729. -Voy. aussi L'Anthropologie, 1905, p, 257). Toutes les formes qualifiées d'éolithiques se retrouvent à Guerville sans la moindre exception, offrant une identité complète avec les spécimens de Reutel que M. Rutot lui-même a donnés aux collections de l'Ecole des Mines. Percuteurs, rabots, racloirs, retouchoirs, pierres à encoches, enclumes, etc., rien n'y manque, pas même, dans bien des cas, le fameux bulbe de percussion. Certains échantillons, déclare M. Boule, d'une perfection vraiment extraordinaire, paraissent avoir été l'objet d' un travail fini, de retouches méthodiques et plusieurs fois répétées. Comment d'ailleurs s'en étonner? Les chocs continuels que les silex ont subis, durant ces vingt-neuf heures de tourbillonnement, ont eu pour effet d'enlever  à chacun d'eux un certain nombre d'éclats et, plus d'une fois, cet éclatement a eu lieu de manière à reproduire les apparences qualifiées de reutéliennes. Pourtant aucune volonté n'y est intervenue; car si c'est l'intelligence humaine qui a combiné le mécanisme du déblayeur, assurément ce n'était pas pour en faire sortir des silex taillés, la présence de ces nodules étant simplement une gêne pour la fabrication du ciment. Or ce que l'appareil de Guerville accomplit en vingt-neuf heures, grâce à la rapide rotation de la herse, les rivières quaternaires l'ont fait aussi pour leur compte, plus lentement, sans doute, mais en se reprenant à bien des fois. C'était dans les périodes de crues où les eaux, devenues torrentielles, entraînaient pêle-mêle des graviers et des silex, pour les abandonner au premier remous et les remettre en mouvement à la crue suivante. De là des chocs renouvelés, où les angles s'émoussaient, et qui infligeaient aux cail-loux, périodiquement ballottés, des meurtrissures qu'on s'est plu à prendre pour des indices d'avivage ou de retouche. Et dire que, dans une brochure publiée en 1902, sous le titre de Défense des éolithes, M. Rutot démontrait savamment et mettait en vedette, sur la couverture de l'ouvrage, cette proposition: Les actions naturelles possibles sont inaptes à produire des effets semblables à la retouche intentionnelle! Quel écroulement pour la légende éolithique !
La démonstration donnée par les anthropologistes parisiens fera-t-elle définitivement l'accord sur la question? Il serait peu conforme à la nature humaine que ce résultat fût obtenu. On épiloguera sur les plus menus détails. De même qu'il y a fagots et fagots, on dira qu'il y a éolithes et éolithes et qu'il faut, pour diagnostiquer les vrais avivages, une finesse d'appréciation dont très peu de gens sont capables. D'ailleurs, comment convaincre d'insignifiance des matériaux dont la définition même, au dire de M. Thieullen, est de pouvoir être exempts de tous les signes auxquels la «routine» reconnaissait jusqu'ici la marque d'un travail intentionnel? Que répondre à ceux qui nous diraient: Prouvez-moi que ce caillou n'a jamais été utilisé par un homme; ou qu'un singe ne s'en est jamais servi pour casser une noix? C'est égal; si la légende doit garder encore des fidèles, au moins parmi ceux qui l'ont mise en circulation, nous doutons que le nouveau culte réussisse désormais à faire beaucoup de prosélytes. Vraiment, ses pontifes ont fait trop bon marché de la méthode strictement scientifique, celle qui commande de ne rien avancer sans preuves péremptoires, et de mesurer le plus étroitement possible la part de l'imagination. Et puis l'expérience de Guerville a rendu trop difficile la foi en cet échafaudage de conjectures. Espérons qu'elle sera jugée décisive, et que non seulement Reutel, mais Thenay et les autres gisements du même genre sont enlisés pour toujours, en compagnie de l'homme tertiaire, au sein de la bouillie du malaxeur. Merci donc aux industriels qui nous ont procuré ce bénéfice! Il vaut bien l'absolution pour le petit dommage que leurs usines peuvent avoir causé au paysage mantois. Merci surtout aux connaisseurs, comme M. Laville et M. Boule, qui, n'ayant jamais capitulé devant le mirage éolithique, ont su si à propos lui opposer la triomphante réponse des silex façonnés par entrechoquement mutuel! Encore un triomphe de ce « mutualisme » aujourd'hui si fort à la mode ! Jadis l'habile et spirituel crayon de Granville dotait l'art français d'un livre qui a joui en son temps d'une vogue légitime et qui s'appelait Les Animaux peints par eux-mêmes. Aujourd'hui, par la grâce des cailloux de Mantes, un nouvel ouvrage, celui-là écrit ou tout au moins inspiré par des hommes de science et susceptible d'être enrichi de photographies parlantes, pourrait venir s'ajouter avec avantage au catalogue de la littérature à la fois instructive et joyeuse:c’est le livre qui aurait pour titre: Les silex taillés par eux-mêmes."

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