Twitter n'est pas informer
Chacun y va de son commentaire scandalisé ou rageur, l'un s'emportant contre l'islam en général, l'autre expliquant qu'on essaye ainsi de détruire les preuves d'une ancienne présence extraterrestre, un troisième affirmant que les vandales salafistes cherchent à cacher l'illégitimité des Ben Saᵓoud, un autre encore comparant cette action à la destruction des Buddhas de Bamyan:
Ma préférence personnelle va au communiqué de Jean-Claude Philipot, qui parle à ce propos d'«inculture militante»:
Au vu des twits habituels de ce monsieur, on voit bien avec quel type d'empressement il s'est hâté de diffuser celui-ci. Comme des milliers d'autres, et comme de plus en plus d'internautes désormais, il a publié une «information» portant sur un sujet dont il ignorait tout, sans même prendre la peine de tenter la moindre vérification, tout simplement parce cette annonce renforçait ses convictions... ce qui est, par définition, de l'«inculture militante»!
(comme on dit en anglais: It’s the biter bit, «c’est celui qui croit mordre qui se trouve mordu»).
Les pseudonymes d'autres twitteurs disent assez quel type d'idéologie ils défendent (l'un d'eux se dit même "fier d'être FDS"), et l'on ne s'étonnera donc point que nombre d'entre eux relaient cette annonce sans réfléchir.
Voyons donc un peu ce qu'il en est.
Quand elles précisent le nom de la localité concernée, les publications accessibles sur internet parlent du «mont Tadrart Acacus» ou du «mont Acacus» alors que ce toponyme (qu'il faudrait en réalité transcrire Akukas) désigne une chaîne de montagnes de l'extrême sud-ouest libyen, et pas un «mont». Par ailleurs, toutes ces publications affirment que ces peintures auraient 12.000 ans, ce qui est tout à fait fantaisiste (pour plus d'informations sur la chronologie des peintures rupestres du Sahara central, voyez ici).
Tout cela provient d’un communiqué livré à France 24 par ’Azīz al-Ḥašī, un journaliste de l’oasis de Ghāt (en Libye) qui l’avait auparavant publiée en arabe sur sa page FaceBook, le 5 avril 2014:
Il y affirmait que des substances chimiques (مواد كيميائية) auraient été utilisées pour détruire les peintures rupestres, et que des graffiti auraient été ajoutés sur les anciennes peintures originales. Ce communiqué résume les propos tenus au cours d'une émission diffusée sur une chaîne culturelle libyenne (RASA), émission qui a été mise en ligne la veille sur Youtube:
Le présentateur de cette émission dénonce d'abord -- à juste titre -- l'ajout de graffiti en arabe de la part de visiteurs qui gravent leur nom à côté d'anciennes inscriptions en caractères tifinagh. Bien sûr, il a parfaitement raison de stigmatiser cette pratique, mais il affirme ensuite que la partie inférieure de ce panneau aurait été détruite par des produits chimiques:
(capture d'écran sur Youtube)
Il ajoute enfin qu'une nouvelle peinture aurait été ajoutée tout récemment dans la partie supérieure du même ensemble:
(capture d'écran sur Youtube)
Or il se trouve que ce film a été tourné sur le site d'Anšal, que je connais bien pour l'avoir visité plusieurs fois. Les photos les plus anciennes que j'en possède remontent à 1999. En voici une qui montre l'ensemble de la paroi:
Voici le détail que désigne le commentateur et où, selon lui, un produit chimique non identifié aurait été tout récemment utilisé pour détruire des figures situées en bas à gauche, sous deux bovins encore assez bien visibles. Il est aisé de constater qu'en 1999, on ne pouvait déjà distinguer à l'œil nu aucune figure à cet endroit:
Quant à la petite peinture supposée avoir été ajoutée tout en haut à gauche par les vandales, tout aussi récemment, en voici un détail, également photographié en 1999:
Les couleurs sont extrêmement fraîches, tout simplement parce que, d'une part, cette image n'est pas très ancienne (elle appartient au grand ensemble qu'on désigne sous l'appellation de «caballin» du fait que le cheval était déjà connu des auteurs de ces œuvres), et d'autre part parce qu'étant abritée, elle est très bien conservée.
Quant aux graffiti en arabe, ils sont hélas bien réels, mais se trouvent ici sur une surface vierge. Cela ne signifie pas qu'il n'y aurait eu aucune déprédation dans l'Akukas: au contraire, il y en a bien eu, mais leur histoire est très bien documentée: elles ont été effectuées avant la chute de Gaddafi et non après, et elles ne sont en aucun cas l'œuvre de «salafistes wahhabites» (1). Cela ne veut pas dire non plus qu'il n'y aurait aucun risque de déprédation actuelle ou future dans cette région de Libye, mais ce dont on a besoin, c'est d'informations fiables, pas de rumeurs.
Disons cependant qu'à quelque chose malheur est bon: cette (mauvaise) information aura au moins eu le mérite d'attirer l'attention sur un patrimoine fragile, et l'on ne peut que se réjouir du fait que de jeunes Libyens se préoccupent de l'extraordinaire richesse rupestre de leur pays.
Et serait-ce trop demander que les twitteurs compulsifs y réfléchissent à deux fois avant de diffuser des pages comme celle-ci ?
------
(1) En plus, être «salafiste wahhabite», cela me paraît faire beaucoup pour un seul homme.