«Ma lignée, c'est ma culture»
Je cite souvent un poème anonyme que j'ai découvert dans le Cours de langue arabe d'André d'Alverny. Quand j'ai utilisé cette méthode en 1977, alors que je vivais à Tripoli d'Afrique, je ne savais pas à quel point elle avait été novatrice en son temps ni à quel point son auteur était connu.
André d'Alverny (1907-1966) était un jésuite établi au Liban et qui après des études classiques (latin, grec…) entreprit la traduction et l’étude philologique et philosophique du Kitāb al-farq bayn al-ᵓaql wa-l-Rūḥ, du philosophe, mathématicien, naturaliste et médecin chrétien (melkite) Qusṭā ibn Lūqā al-Yūnānī (قسطا بن لوقا اليوناني: «Constantin, fils de Lucas le Grec»), parfois simplement appelé Lūqā al-Yūnānī (لوقا اليوناني: «Lucas le Grec»).
Celui qu'on appelait également Lūqā al-Baᵓalbakkī (لوقا البعلبكي: «Lucas de Baalbek»), né en Syrie vers 830 et mort en Arménie en 912, avait le grec pour langue maternelle, mais connaissait aussi le Syriaque, et il écrivait en arabe. Outre ses propres travaux, il a laissé un commentaire d'Euclide et traduit de nombreux savants grecs, dont Diophante, Héron d'Alexandrie et Galien.
Mais revenons au poème, que voici:
مَالِي عَقْلِي وَهِمَّتِي نَسَبِي — مَا أَنَا مَوْلًى وَلا أَنَا عَرَبِي
وَإذاَ اِنْتَمَى مُنْتَمٍ إلَى أَحَدٍ — فَإِنَّنِي مُنْتَمٍ إِلَ أَدَبِي
Je modifie un peu la traduction que j'avais précédemment proposée:
Ma seule richesse, c’est mon esprit,
et mon idéal me tient lieu de noblesse
Je ne suis ni affranchi, ni arabe
Et s’il fallait me réclamer d’une lignée,
Je dirais que ma lignée, c’est ma culture.
Pour pleinement apprécier ce poème, il faut l'entendre, car une grande partie de sa beauté provient de ses jeux sonores et de son rythme alternant les ā/a et les ī/i, les m et les n:
Mālī ᵓaqlī wa himmatī nasabī
Mā anā mawlā wa lā anā ᵓarabī
Wa iḏā intamā muntamin ilā aḥadin
Fa-innanī muntamin ilā adabī.
Le père d'Averny cite ce texte à la fin de son cours, dans un chapitre intitulé «La culture الأدب», et il le commente ainsi:
«Voici deux vers que vous pourrez vous appliquer, si vous continuez, quelques dix années, l'étude de cette langue et de sa littérature. Ils ont sans doute pour auteur l'un de ces nombreux persans, araméens ou turcs qui furent arabisés entre le 8e et le 9e siècle et élevèrent la culture arabe à son plus haut niveau.»
Depuis que j'ai lu pour la première fois ces vers d'une grande actualité, je m'interroge sur leur source, qu'un érudit tel que le Père d'Alverny devait certainement connaître, mais qu'il n'a pas citée.
Eh bien, je viens de la retrouver. Il s'agit d'un passage du Kitāb al- ᵓIqd al-Farīd (العقد الفريد كتاب «Le livre du collier unique»), une encyclopédie littéraire composée par Ibn ᵓAbd Rabbih, qui vécut à Cordoue de 860 à 940.
Bien qu'il ne donne pas le nom du poète qui composa ce texte, ce passage (accessible ici) mérite d'être cité en entier:
وتكلم رجل عند عبد الملك بن مروان بكلام ذهب فيه كلّ مذهب. فأعجب عبد الملك ما سمع من كلامه، فقال له
ابن من أنت؟
.قال: أنا ابن نفسي يا أمير المؤمنين، التي بها توصلت إليك
.قال: صدقت
:فأخذ الشاعر هذا المعنى، فقال
ما لي عقلي وهمّتي حسبي ... ما أنا مولى ولا أنا عربي
إذا انتمى منتم إلى أحد ... فإنّني منتم إلى أدبي
Ma traduction:
Un homme avait prononcé un discours aux riches et belles paroles, devant ᵓAbd al-Malik ibn Marwān. Comme ce dernier avait aimé ce qu'il avait entendu de lui, il lui demanda:
«De qui es-tu le fils?»
L'homme lui répondit:
«Ô Commandeur des Croyants, je suis le fils de moi-même par lequel je t'ai atteint.»
Alors le calife déclara:
«Tu as raison.»
Un poète a repris cette idée, pour écrire ceci:
Ma seule richesse, c’est mon esprit,
et mon idéal me tient lieu de noblesse
Je ne suis ni affranchi, ni arabe
Et s’il fallait me réclamer d’une lignée,
Je dirais que ma lignée, c’est ma culture
Depuis le temps que je cherchais l'origine de ce texte!
Aujourd'hui est une bien belle journée.
————
Pour en savoir plus:
Rabbih Ibn ᵓAbd. 2009. The Unique Necklace. Translated by Professor Issa J. Boullata. Reviewed by Professor Terri DeYoung. Volume II. Reading: Garnet Publishing (Great Books of Islamic Civilization), xii-327 p. (accessible ici).
Allard, M. (1967). «Le Père André D’Alverny.» Arabica, 14(1), 1–4.