Vrais cranks et faux chercheurs

Quand certains recherchent la notoriété au mépris de toute déontologie…

La science avance grâce au travail de fourmi de myriades de chercheurs qui livrent régulièrement leurs résultats au feu des critiques de leurs pairs, par l’intermédiaire de publications effectuées dans deux types de revues: celles qui sont dotées d’un comité de lecture, et celles qui n’en disposent pas. Dans le premier cas, les propositions d’articles sont soumises à une révision critique avant même leur publication, dans le second, les critiques ne surviennent qu’après, mais le principe reste le même: certains textes «résistent» à l’analyse critique et d’autres non. Dans le premier cas, il est fréquent que les publications gagnent en qualité, car les directeurs de revues exigent que leurs auteurs tiennent compte des remarques et amendements suggérés par les lecteurs. Il peut aussi arriver que que des textes soient définitivement refusés… leurs auteurs peuvent alors abandonner ces projets, ou les amender pour les soumettre ailleurs. Quoi qu’il en soit de la récente généralisation de cette démarche initiée au XVIIIe siècle, c’est finalement la postérité qui fait le tri: certains travaux sont vite oubliés, d’autres ont unelongévité plus ou moins importante, marquant de façon plus ou moins durable et profonde le domaine de recherches où s’activent leurs auteurs.
Cette façon de faire est désormais internationalement reconnue et pratiquée. Elle a certes des
défauts, et personne n’a jamais réussi à prouver qu’elle aurait amélioré le niveau de la production scientifique, mais elle est généralement acceptée dans toutes les disciplines, car on n’a pas trouvé mieux pour, par exemple, tenter de déceler d’éventuels plagiats avant qu'ils soient publiés.
Une catégorie de chercheurs lui échappe néanmoins totalement: celle des «
cranks» définis par Martin Gardner dans Fads and Fallacies In the Name of Science. Les «cranks» refusent de se soumettre à ce qu’ils considèrent comme une sorte de diktat institutionnel injustifié, et ils s’imaginent que tout refus de publication d’un article ne saurait qu’être l’indice de l’action d’une sombre censure (sinon conspiration!) imputable à ce qu’ils dénomment volontiers la «science officielle» — sous-entendu: obtuse et fermée à toute idée vraiment originale. Cette attitude a été maintes fois décrite et dénoncée, et elle a été utilisée comme pierre de touche pour distinguer les «cranks» des scientifiques «vrais»… ce qui ne fait que renforcer, rigidifier et pérenniser une opposition qui n’est pas fausse, mais peut-être pas si tranchée.
En effet, il est possible de déceler l’existence d’une catégorie intermédiaire, située dans la zone centrale d’un continuum dont l’une des extrémité serait occupée par lesdits «cranks», et l’autre par les scientifiques «reconnus par leurs pairs» (les «cranks» ne le sont-ils pas par les leurs?).
Cette catégorie-là est difficile à distinguer, car elle est souvent constituée de véritables savants, parfaitement reconnus dans leur domaine, mais qui se comportent en véritables «cranks» dans d’autres zones du savoir. Il peut s’agir de personnes ayant déjà une longue carrière scientifique derrière elles, ayant fait paraître un nombre important d’articles dans des revues à comité de lecture et à «haut facteur d’impact», pouvant avoir aussi publié des livres et manuels, ou occuper de hautes responsabilités au sein d’institutions universitaires et de recherche. Pour des raisons variables (incitations médiatiques, égo surdimensionné…), il peut arriver que des chercheurs répondant à un tel profil commencent à émettre des avis péremptoires sur des questions ne relevant pas de leur domaine habituel de compétence. Ces avis mal ou pas du tout argumentés ne pouvant trouver d’échos favorables dans les circuits scientifiques habituels décrits plus haut, il ne reste d’autre solution, pour les faire entendre, qu'une diffusion par d’autres voies: presse, entrevues avec des journalistes, livres non révisés par des spécialistes des domaines concernés, films mis en ligne, etc. Un exemple fameux, qui a beaucoup défrayé la chronique ces dernières années, est celui de Claude Allègre, géochimiste reconnu et respecté, mais qui s’est soudainement piqué de climatologie pour émettre des avis «
climatosceptiques» dont les véritables climatologues ont facilement démontré qu’ils relevaient de l’imposture, mais qui ont eu un effet déplorable sur le public peu au fait des procédures de validation scientifique.
Dans les cas de ce genre, hélas trop fréquents, une ruse fréquente consiste à faire croire qu’il existerait une polémique dans les milieux scientifiques. Les climatosceptiques tels que celui qu’on vient de citer — mais il y en eut d’autres — ont constamment cherché à faire accroire que les savants ne seraient pas d’accord sur la question du réchauffement global. Certains seraient pour, d’autres se positionneraient contre; bref: tout cela serait si horriblement compliqué que les spécialistes n’arriveraient pas à se mettre d’accord, ou pire: il existerait deux chapelles farouchement opposées: celle des chantres du réchauffement, et celles des climatosceptiques. Le plus sage serait donc alors que chacun suspende son jugement. Or c’est faux: tous les véritables spécialistes sont d’accord sur l'existence d'un réchauffement global, le consensus à son propos est bien réel, et les discussions, tout aussi réelles, entre chercheurs ne portent en fait que sur d’autres questions, telles que, par exemple, l’ampleur dudit réchauffement dans le temps.
Cette stratégie de la fausse polémique est de plus en plus répandue. C’est celle qu’a largement utilisée
une clique de médecins à la solde de certains cigarettiers pour tenter de faire accroire que la communauté scientifique ne s’accorderait pas sur l’existence d’un lien entre le fait de fumer et le risque de contracter un cancer du poumon. C’est également celle qu’adoptent les créationnistes qui montent en épingle des débats portant sur certains points de la théorie de l’évolution, pour essayer de nous faire croire que les scientifiques ne seraient pas d’accord à son propos, tout en oubliant de mentionner que ceux qui débattent de ces points de détail s’accordent tous sur le fond de la théorie elle-même!
Dans l’un de mes domaines de compétence, celui des arts rupestres sahariens, cette stratégie n’a pas manqué de survenir, sous des formes particulièrement perverses. On soutient parfois qu’il existerait deux «
courants scientifiques» s’opposant sur le difficile problème de l’âge des images rupestres du Sahara. L’un tiendrait pour une «chronologie longue», et l’autre pour une «chronologie courte». Certes, de nombreux débats, parfaitement courtois et scientifiques, ont naguère eu lieu sur cette question, et divers auteurs ont pris parti pour une position ou pour l’autre. Une première perversité serait de tenter de faire croire que les participants à ces débats auraient appartenu (ou appartiendraient encore) à des «écoles» opposées, car de telles «écoles» n’existent tout simplement pas. La seconde perversité consisterait à vouloir faire croire en plus que les membres de ces écoles imaginaires seraient caractérisés par leur nationalité. Ainsi, il existerait par exemple une «écolefrançaise» de la chronologie courte, qui ne serait bien entendu constituée que de Français… et une telle insinuation laisserait alors supposer que l’opposition entre ces prétendues«écoles» ne ferait que masquer un conflit larvé entre personnes de nationalités différentes. On le voit: rien que par une habile manipulation linguistique, il est facile de déplacer une question scientifique pour la porter sur un terrain politique où elle n’a que faire.
Il est attristant de devoir constater que de tels stratagèmes puissent être mis en œuvre, et qu’ils puissent parfois arriver à convaincre des lecteurs au sens critique particulièrement émoussé.
Mais il y a pire.
Au cas où aucune des stratégies qu’on vient de mentionner n’aurait donné de résultats, il resterait un ultime recours pour les chercheurs (mais mériteraient-ils encore ce nom?) qui voudraient à tout prix promouvoir des idées rejetées par la communauté scientifique. Ce recours, c’est l’attaque
ad hominem, et la méthode en est simple: si vous n’avez pas réussi à faire croire qu’il existerait au sein du monde scientifique une polémique portant sur des idées, alors tentez de faire croire qu’il en existerait une à propos des personnes qui les défendent, et cherchez à discréditer ces personnes en évitant de le faire sur un plan scientifique. En d’autres termes: «Calomniez, il en restera toujours quelque chose» — selon le fameux proverbe cité par Francis Bacon (Audacter caluminare, semper aliquid haeretDe la dignité et de l'accroissement des sciences, VIII, 2, 34).
Il se trouve que, depuis un an, je suis victime d’une telle campagne de calomnie qui a récemment atteint des sommets de bassesse (si je puis dire!) — Une personne que je n’ai pas besoin de nommer se répand en courriers dénonciateurs à mon égard auprès de scientifiques, revues savantes, institutions universitaires, organismes de recherche, ambassades, associations, ministères, responsables politiques et j’en passe. Parmi les nombreux mensonges éhontément colportés de la sorte, une accusation revient comme une toux opiniâtre: j'aurais subtilisé des travaux ne m'appartenant pas, et mes publications scientifiques relèveraient tout simplement de l’«escroquerie». Allégation gravissime s’il en est, et que certains petits esprits se sont empressés de relayer sans prendre la peine de rien vérifier, trop heureux sans doute de s’imaginer pouvoir me nuire. De plus, pour diffuser ces inepties, il a été fait appel aux pires procédés: diffamation, divulgation de correspondances privées, faux et usage de faux, etc.
Jusqu’à présent, je n’ai pas répondu publiquement à ces menées méprisables. Si des personnes s’imaginent que la science aurait quelque chose à gagner par la diffusion de factums de bas étage plutôt que par un débat porté dans des revues scientifiques à comité de lecture, eh bien ces gens-là vivent dans un autre monde que le mien.
Heureusement, les adages médiévaux «
Affirmanti incumbit probatio» et «Ei incumbit probatio, qui dicit, non qui negat» font toujours force de loi: la charge de la preuve appartient à ceux qui allèguent.

Qu’on se le redise.


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NB: L'origine du dicton sur la calomnie semble se trouver dans un passage de Plutarque où un certain Medius conseille de «mordre par la calomnie, car même si la victime se remet de cette blessure, la cicatrice n'en demeure pas moins» (
Quomodo adulator ab amico internoscatur, 24) (texte grec ici)
Je préfère quant à moi ces proverbes chinois:
«Celui qui blesse les autres [par la calomnie] se blesse lui-même»

He_who_arms_others

et «La calomnie ne peut détruire un honnête homme: quand les flots reculent, le rocher apparaît de nouveau.»


Slander—cannot—destroy

(Illustrations tirées de Ong Tee Wah 1980, Fun with Chinese Characters, Singapore / Kuala Lumpur / Hong Kong: Federal Publications, 3 vols.)






























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