Comment ça, enseigner le fait religieux?

En prélude au colloque d'Aubervilliers, le 6 juin prochain, une petite déconstruction de la notion de «fait religieux», dont l'enseignement serait, selon certaines éminences grises, une panacée…
JLLQ
La date de notre colloque L'Anthropologie pour tous se rapproche. En prélude, voici une entrevue parue dans L'Humanité du 22 mai dernier:

Depuis les attentats de Charlie Hebdo, des voix s’élèvent pour que soit enseigné le fait religieux. Qu’en pensez-vous?
Jean-Loïc Le Quellec. Avant de répondre, il faudrait s’entendre sur ce que signifie le fait religieux. À vrai dire, ceux qui proposent cela ne l’ont jamais vraiment défini. S’agit-il des milliers de religions qui existent dans le monde ou s’agit-il seulement des trois monothéismes, les seules religions du Livre? Parler de fait religieux relève d’un tour de passe-passe linguistique. En utilisant cette expression, on ne parlerait donc plus de religion, on serait dans le factuel, qui ne se discute pas. Le fait religieux serait un acquis, et il ne resterait plus alors qu’à discuter de pédagogie, de la meilleure façon de l’enseigner. En réalité, cette expression n’est qu’une autre manière de dénommer la religion. Or, parler de «la» religion en général, c’est parler d’une chose imaginaire. C’est endosser l’héritage de mouvements comme l’histoire des religions, elle-même issue du dialogue interreligieux. Cela revient à se préoccuper d’un tout petit monde par rapport à ce que sont les religions! Où se trouvent par exemple le chamanisme, le panthéisme, l’animisme, le totémisme? Ce sont des faits religieux ou non? Et qu’en est-il de l’athéisme?

Apprendre l’histoire des religions, n’est-ce pas une manière d’ouvrir les jeunes esprits?
Jean-Loïc Le Quellec.
Je ne le pense pas. Discuter des religions et des croyances ne fait pas avancer le problème des crispations identitaires. Les uns croiront que le monde a été créé par un seul Dieu, les autres soutiendront que ce sont plusieurs divinités qui l’ont créé, d’autres encore que c’est un couple primordial, etc. Mais si chacun accepte d’en discuter, on se rendra bien vite compte que tout cela ne peut pas être vrai à la fois. Que se passera-t-il à la fin de la discussion? Chacun va continuer à croire ce qu’il croyait au début et rien ne changera dans les perceptions.
 
Alors comment faire?
Jean-Loïc Le Quellec.
Parler de «la» religion ou du fait religieux semble relever de l’évidence. En fait, cela soulève des problèmes de fond. Il ne s’agit pas de phénomènes évidents dans l’histoire, qui auraient existé de tout temps, dans toutes les cultures… Le mot religion lui-même a changé de sens à plusieurs reprises. Au début, sa racine romaine désignait un scrupule. Par extension, le scrupule a glissé vers le respect scrupuleux des interdits. Puis ce sont les auteurs chrétiens qui ont refait une étymologie en faisant appel au latin religare, relier. Cela montre que le concept de religion est une construction chrétienne récente, occidentale et donc provinciale à l’échelle du monde. La religion, la religiosité, le sacré sont des vocables chrétiens. Rien ne justifie a priori leur prétention à l’universalité. Dans les langues africaines, le mot religion n’existe pas! On utilise une périphrase, et cela est également vrai dans de nombreuses régions du monde où le vocabulaire de la religion a été introduit ou forgé par les missionnaires. Lorsqu’on prétend parler d’un fait religieux universel, valable pour tous, en réalité, on fait de l’ethnocentrisme.
 

Faire de l’ethnocentrisme avec la religion… De quoi s’agit-il?
Jean-Loïc Le Quellec.
Si on raisonne en termes de religion, on oublie d’immenses régions du monde! On fait comme si les Aborigènes n’existaient pas, ni des milliers d’autres peuples d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Océanie… Les trois monothéismes sont peut-être dominants du point de vue numérique, mais cela ne signifie aucunement qu’il n’existerait pas d’autres croyances. Comment le monde a-t-il été créé? Qui l’a créé? Pourquoi? A-t-il seulement été créé? Que se passe-t-il à notre mort? Il existe beaucoup de façons de répondre à ces questions immenses. Elles sont extrêmement variées, suscitant des milliers d’explications différentes, et je plaide pour que nous nous attachions aux récits inhérents à ces explications variées du monde. Dans chaque culture prédomine un récit sur le monde, auquel on peut adhérer ou non. Où que nous soyons, nous héritons de ces récits sur le monde, avec lesquels chacun se bricole une identité. On peut les transcrire, les examiner, les comparer, sans toucher à la croyance elle-même. On peut aussi en faire l’histoire. Quand apparaît tel récit? A-t-il reçu des influences? Peut-on y repérer des emprunts à d’autres récits antérieurs ou voisins? Sa structure est-elle proche de tel autre? Bien souvent, si l’on procède ainsi, on se surprend à trouver des ressemblances inattendues entre des récits qu’on aurait pourtant bien crus complètement différents.
 

UN COLLOQUE INEDIT
L’anthropologie pour tous 

Le samedi 6 juin 2015, de 9h30 à 18h00, au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, l’équipe du théâtre et les élèves du lycée Le Corbusier organisent un colloque, intitulé «l’Anthropologie pour tous», avec la participation de de Philippe Descola, Barbara Cassin, Maurice Godelier, Barbara Cassin, Bernard Sergent, Bernard Lahire, André Charrak, Joël Candau, Stéphane François, Fabien Truong, Christian Baudelot, Chantale Deltenre et moi-même. Le but est de montrer que l’enseignement de l’anthropologie offre une réponse plus constructive et plus sereine aux préoccupations actuelles que celles de l’enseignement du fait religieux et les cours de morale laïque.

Entrée libre: 2, rue Édouard-Poisson, Aubervilliers.

Gratuit et ouvert à tous,
mais pour faciliter l'organisation,
n'oubliez pas de réserver votre place 01
48331616.




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