Prises de tête

Sur quelques événements touchant à la décolonialisation de l'anthropologie.

La page de présentation de la revue American Anthropologist montre que la couverture du dernier numéro paru est blanche, contrairement à l’habitude, et qu'elle porte simplement en rouge le titre du dossier spécial sur «L’Anthropologie du suprémacisme blanc».

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Quand on clique sur
le lien conduisant à ce numéro, on aboutit à une table des matières détaillée, et à une vignette montrant la couverture originale, ornée d’une photo montrant Margaret Mead posant avec des têtes surmodelées (probablement prises aux Iatmul du moyen Sepik), ramenées de son travail de terrain en Nouvelle-Guinée.

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Ce numéro est maintenant introduit par une déclaration qui explique pour quelle raison sa couverture a été modifiée:

«Auparavant, la couverture présentait une photo d'archive du Dr Margaret Mead, qui, à l'époque où la photo a été prise, était conservatrice adjointe d'ethnologie au Musée américain d'histoire naturelle. Elle était photographiée avec des crânes qu'elle avait ramenés avec elle de son travail sur le terrain en Nouvelle-Guinée. Le numéro de mars comprenait une section spéciale sur l'anthropologie de la suprématie blanche mondiale, et les rédacteurs de la section ont sélectionné cette photo afin de saisir l'esprit de certaines des critiques de la section, qui ont trait au type de suprématie blanche que l'anthropologie a reproduit, même si ses praticiens les plus notables ont proclamé leur antiracisme. L'un des articles de cette section spéciale traitait explicitement de Margaret Mead et de sa conversation avec James Baldwin ("A Rap on Race"), raison pour laquelle nous avons estimé que l'image était à la fois si évidemment ironique et représentative. Notre intention éthique en utilisant la photographie était de mettre en évidence la pratique raciste qui y était représentée, en supposant que l'image serait lue dans le contexte du contenu du numéro. Nous avons reçu de nombreuses réactions négatives concernant l'utilisation de cette image en couverture et avons été avertis d'un texte de Chip Colwell publié dans SAPIENS et qui souligne la nécessité de ne jamais utiliser d'images de restes humains en couverture d'un journal. Réalisant que chaque fois qu'un article du numéro de mars est partagé, il est accompagné d'une image miniature de la couverture, décontextualisant ainsi complètement l'image, nous avons décidé de changer la couverture à la fois sur le site web de Wiley (et donc l'enregistrement permanent du journal) et sur notre propre site.»

Chip Colwell est un anthropologue éditeur de la revue SAPIENS, et il termine son texte critique (dont la version originale est
ici), par cette conclusion:

«Afin de faire de notre mieux pour éviter que des personnes ne regardent involontairement des photographies de restes humains, nous n'utiliserons plus, à l'avenir, d’images de ce type en début d’article ou pour des présentations sur les médias sociaux. En outre, lorsque nous choisissons d'utiliser des images de restes humains, nous incluons désormais au début de l’article cet avertissement: Veuillez noter que cet article comprend des images de restes humains».

Tous les éditeurs n’ont pas les mêmes scrupules, puisque d’autres se montrent au contraire très fiers de présenter une tête iatmul surmodelée en couverture d’un catalogue:

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L’image retirée par American Anthropologist est abondamment reproduite sur le Net:

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Elle sert notamment à illustrer un site où l’on peut entendre (ici) Margaret Mead dans une entrevue avec Studs Terkel. La partie inférieure de l’image est cette fois coupée:

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On peut également voir Margaret Mead présenter les mêmes têtes sur un bref documentaire filmé à New York en 1934. La source de ce document semble être d'anciennes bobines d'actualités de la Paramount ou de Pathé, qu'on trouve également sur le site de
Sherman Grinberg, mais sur la version en lien ici, les images portent un filigrane de Gettyimages.


De plus, la même photographie supprimée par American Anthropologist est toujours en vente sur le site de Gettyimages, qui commercialise des documents principalement destinés aux éditeurs, et où il est possible de l’acquérir pour la modique somme de 475 euros, alors même qu’elle a été prise dans l’American Museum of Natural History:

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De tels crânes surmodelés sont eux-mêmes régulièrement mis en vente:

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On trouve facilement sur le Net une photographie de Matthias Louis Lemaire, collectionneur qui avait ouvert en 1932, à Amsterdam, une galerie proposant des œuvres d’Afrique, d’Indonésie et de Papouasie-Nouvelle-Guinée, et notamment connu pour avoir vendu plusieurs pièces à
Victor Brauner, artiste-collectionneur qui s’en inspira pour ses propres créations, selon un processus qui ne manquerait sans doute pas d’être aujourd’hui qualifié d'«appropriation culturelle». Sur cette photo, Lemaire est présenté dans une pose qui rappelle celle de Margaret Mead:

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De nos jours, des galeries similaires existent toujours, comme un petit tour sur instagram permet de s’en assurer facilement:

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Une recherche sur les mots «vente crâne surmoulé iatmul» donne plus de mille résultats:

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Tout ceci me rappelle d’âpres discussions tenues en 1996-1997 lors des réunions préparatoires à la rénovation du
Museum de la Rochelle. Dans la section ethnographique de l’ancien musée se trouvait une vitrine intitulée «Culte des crânes», dans laquelle était exposée une série de crânes et têtes de provenances et d’époques diverses, en particulier une «tête maorie» ramenée dans les années 1820 par le naturaliste René Primevère Lesson. Il s'agissait de l'une des têtes tatouées momifiées dites «toi moko» ou «moko mokai». Cette tête était considérée comme l’une des pièces maîtresses du musée par la conservatrice de l’époque, qui considérait qu’il était impossible de ne pas l’exposer dans le musée rénové. La question était alors de savoir comment. Lors d'une réunion du comité de rénovation portant sur ce sujet, j’avais expliqué que ce fameux «culte des crânes», qui aurait traversé les siècles et les continents, n’était qu’une invention, un mythe scientifique forgé au dix-neuvième siècle par des ethnographes collectionneurs de restes humains, souvent sans aucun scrupule, et que c’était l'étrange manie qu'ont certains Européens de collectionner des crânes, qu’il fallait en réalité documenter. Le seul point commun entre ces pièces disparates était le fait d'avoir été acquises par les conservateurs-collectionneurs pour les présenter au public afin d'illustrer un «culte des crânes» intemporel parfaitement imaginaire. Présenter ces malheureux vestiges comme des œuvres d’art et sans les contextualiser n’avait aucun d’intérêt, expliquais-je, et, au contraire, cela ne servirait qu’à renforcer des préjugés déjà par trop répandus sur les «autres» vus comme des coupeurs de têtes ou des cannibales. Car s’il existait bien quelque part un «culte des crânes», c’était parmi chez les anciens conservateurs du Musée, qui avaient cru bon de conserver dans les réserves de cet établissement la tête de Jean Richard, le dernier guillotiné de La Rochelle, décapité en 1829. Pourquoi diable vouloir exposer ladite tête maorie et pas celle-ci?

Inutile de dire que mon intervention provoqua des discussions houleuses, et que je n’ai guère été suivi.

La controverse fut réglée quand la «tête maorie» de La Rochelle fut récupérée par le Musée du Quai Branly, puis
restituée à la Nouvelle-Zélande le 23 janvier 2012 — comme le furent aussi, par suite de la demande faite à la France par le Musée national néozélandais, les autres vestiges du même type conservés dans d’autres musées français: Rouen, Lyon, Dunkerque… 

Compléments:


Sur le commerce des têtes momifiées maories:
https://journals.openedition.org/jso/6638

Sur leur restitution:
https://journals.openedition.org/jso/6574


Par ailleurs, la chaîne Arte a diffusé le 22 juillet 2006 et le 20 avril 2008 un documentaire de Ludovic Segara sur les crânes iatmul surmodelés, avec notamment un document filmé en 1974 par Hermann Schlenker et qui montre la réalisation d’un tel crâne. Je ne l'ai pas retrouvé en ligne, mais l'on pourra consulter le blog de Martine Belliard-Pinard, qui présente de très nombreux documents et consacre des pages intéressantes à l
'ethnographie de la vallée du Sepik (où travailla Margaret Mead).

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