Du rififi pour un panneau
02/12/25 10:15 - Rubriques : Actualité
Une petite expérience involontaire sur FaceBook…
Le 29 novembre 2025 à 10h52, sur mon fil FaceBook, j'ai pris cette photo par la fenêtre de mon bureau:

Avec ce commentaire:
«Comment ça, "ENSEMBLE SOYONS VIGILANTS"? Moi, je ne sors pas de chez moi avec un fusil, nous ne sommes pas "ensemble" et je ne vois pas pourquoi je devrais être particulièrement vigilant quand c'est VOUS qui représentez un risque.»
Je précise que je m'en prenais à la rhétorique de ce type de panneau placé à 17m de chez moi, et nullement à la chasse en général.
Très vite, les réactions se sont multipliées: plusieurs centaines en quelques heures, et aujourd'hui, le 2 décembre à 10h25, ce post totalise 474.987 vues, et il a reçu 7464 réactions. Les emojis se répartissent de la façon suivante:

Dans le passé, je me suis souvent étonné de voir arriver des «demandes d'amis» ou des commentaires en quantité après tel ou tel post, en me disant que si j'avais mis en ligne une image rupestre saharienne, par exemple, toutes les personnes qui se mettaient alors à me «suivre» ou m'envoyer des demandes s'illusionnaient peut-être un peu sur mes centres d'intérêt, et allaient bientôt se détourner dès que je posterais un article d'actualité sur la recherche en mythologie, pour prendre un autre exemple. C'est bien ce qui arrive généralement, et ce n'est pas grave du tout. Et puis, j'imagine que cela peut permettre à quelques internautes de découvrir de temps à autre des choses qui moi-même m'avaient surpris, et je m'en réjouis.
Sauf qu'un tel afflux de réactions pour cette photo et son commentaire, cela dit certainement autre chose. Cela ne m'était pas arrivé depuis la pandémie de COVID, quand j'avais eu l'outrecuidance de critiquer les charlataneries du Dr. Raoult, et que j'avais vu arriver ses défenseurs en meute, pour m'accuser d'incompétence (on connaît la fin de l'histoire). Et, chose amusante, j'ai eu la curiosité d'aller visiter le profil des intervenants les plus virulents sur mon dernier post, et j'y ai retrouvé des antivax (je ne dis pas que tous le sont).
Les émojis ne nous apprennent pas grand-chose sur la nature des réactions: l'émoji rigolard ne me dit pas si l'on rigole avec moi ou de moi, l'émoji en colère ne me dit pas si l'on partage ma colère ou si l'on s'insurge de ma bêtise, etc. Alors j'ai voulu en savoir plus. La difficulté, c'est que, depuis le scandale Cambridge Analytica, FaceBook (Meta) ne permet plus de récupérer massivement des informations sur les profils (sexe, âge, etc.) pour effectuer des analyses statistiques automatisées ou à l'aide de robots. Toute tentative de ce genre se solde normalement par un bannissement immédiat.
Pour continuer cette difficulté, dans un premier temps, j'ai copié les 200 premieres commentaires pour en faire une première analyse, et je les ai anonymisés.
L'analyse peut se faire avec le logiciel R en utilisant des packages spécialisés (comme «tidytext», «wordcloud2», etc.), qui fonctionnent par approche lexicale (comptage de mots-clés). Le problème est que ce type de méthode ne peut saisir l'ironie ou le sarcasme: un post disant «Bravo, quelle intelligence !» peut se révéler être un véritable compliment, ou un sarcasme par antiphrase. Il est donc important de ne pas seulement tenir compte des occurrences, mais de leur contexte. Ainsi, une phrase commençant par «Je ne suis pas contre la chasse, mais…» peut se prolonger par un développement critique ou un réquisitoire. Pour une analyse tenant compte de ces finesses, il faut utiliser d'autres packages qui fonctionnent avec des «dictionnaires émotionnels» comme «syuzhet», ou bien se servir de grands modèles de langage (Large Language Model, LLM). C'est ce que j'ai fait, et voici le résultat.
L'analyse des 200 premiers commentaires montre qu'ils constituent un corpus très polarisé, avec pratiquement aucune zone grise. Ils peuvent se classer en quatre catégories:
- Pro-chasse: ⁓ 45% — (caractérisés par la pédagogie et la contre attaque: ils expliquent que le panneau relève de la sécurité routière, et dénoncent le statut de «citadin» — voire de «jeune citadin» de l'auteur du post initial — ce qui ne manque pas de sel et m'a boucoup plus, je dois dire).
- Anti-chasse: ⁓ 40% (caractérisés par l'indignation et la peur: ils dénoncent une inversion de responsabilité: «Ce n'est pas à moi de faire attention à votre arme»).
- Sarcastiques et trolls: ⁓ 10% (caractérisés par la moquerie, l'usage de l'humour noir, l'insulte).
- Neutres et factuels: ⁓ 5% (font des remarques juridiques ou sur la photo elle-même, disant par exemple qu'elle serait truquée).
Le clivage urbain/rural est très marqué, et constitue la variable la plus discriminante, avec deux types de profils:
- Rural-tradi / ancré: utilise des termes techniques («battue», «régulation», «domaniale»…) et accuse l'autre d'être un «citadin», un «bobo», ou de travailler dans un bureau; le tutoiement est fréquent, le propos est agressif envers le mode de vie urbain («Reste dans ton bureau alors, jeune citadin!»);
- Néo-rural/ promeneur: utilise un vocabulaire lié aux loisirs («VTT», «rando», «balade», «golf»…) et perçoit la campagne comme un espace de récréation appartenant à tout le monde, avec des références fréquentes à la famille, aux enfants, à la sécurité physique.
Ce clivage se double d'un clivage politique, avec deux tendances:
- Tendance conservatrice / libérale: caractérisée par la défense de la propriété privée et de la tradition, la primauté de l'activité économique (agriculture) sur le loisir, l'appel à la responsabilité individuelle («Si tu traverses, c'est de ta faute»);
- Tendance progressiste / écologiste: caractérisée par la défense du partage de l'espace naturel commun, la critique des armes, la défense du bien-être animal, la critique des privilèges (le chasseur est vu comme un chasseur féodal).
La liste de commentaires analysée ne comportait aucune indication de genre, mais les accords grammaticaux permettent de noter une différence de tonalité:
- Accords grammaticaux féminins (ex.: «Je suis agricultrice, et…», «je suis allée…»): ces commentaires se concentrent sur l'insécurité ressentie pour soi et sa famille, ainsi que pour les animaux domestiques;
- Accords grammaticaux masculins ou non-genrés: ils sont sur-représentés dans l'agressivité directe, les insultes (pro et contra) et les explications techniques condescendantes sur la signification du panneau.
La polarisation extrême et le dialogue de sourds se manifestent très vite:
- Selon les chasseurs, les anti-chasse sont des citadins déconnectés de la réalité, qui s'imaginent que la viande pousse dans les supermarchés et que la nature est un zoo;
- Selon les anti-chasse, le chasseur est un alcoolique (nombreuses références du type «Pastis», «Rouge», «2,6g»), un dangereux psychopathe assoiffé de sang.
Un peu plus tard, comme la liste des commentaires continuait de gonfler, j'ai refait la même analyse avec 547 commentaires anonymisés. Un changement significatif apparaît alors, car ils peuvent se classer en trois catégories:
- Neutre/indéterminé: ⁓ 55%
- Pro-chasse: ⁓ 32%
- Anti-chasse: ⁓ 13%
La zone grise semble être devenue majoritaire, les pro-chasse se sont vraisemblablement mobilisés pour intervenir massivement, comme ç'avait été le cas chez les antivax lors des polémiques autour du COVID.
Le dialogue de sourds se confirme, et les mots les plus fréquents sont:
- Chez les «pro»: «route», «panneau», «voiture», «attention»;
- Chez les «anti»: «tuer», «balle», «fusil», «mort».
Pour les «pro», le sujet essentiel, c'est le code de la route et la prévention des collisions, tandis que pour les «anti», c'est l'acte (ou le risque) de tuer. L'analyse des accords grammaticaux n'est cependant pas très significative, car il y a environ 90% d'indéterminés, mais il apparaît que les hommes sont deux fois plus nombreux à commenter, et qu'ils utilisent un vocabulaire connotant la confrontation ou des aspects techniques, alors que les femmes mobilisent un vocabulaire connotant la peur («peur», «seule», «enfants»). Par ailleurs, comparativement à ce qui apparaissait dans l'échantillon précédent, les échanges deviennent plus agressifs et les attaques personnelles se multiplient («tais-toi», «arrête de pleurer», «MDR»…), le terme «bureau» revenant comme une insulte visant à déligitimer l'auteur du post initial en l'accusant d'être un citadin déconnecté du réel.
Les commentaires continuant d'affluer, j'ai refait une nouvelle (et dernière) analyse prenant en compte les 881 premiers. Je les ai toujours anonymisés, mais j'ai indiqué s'ils émanaient d'hommes ou de femmes, en me basant sur les prénoms, ou bien, quand ceux-ci étaient épicènes, sur les accords grammaticaux ou les indications données sur les profils. Les indéterminés ont été indiqués, et les proportions sont alors les suivantes:
- Hommes: ⁓ 78,5%
- Femmes: ⁓20%
- Indéterminés: ⁓1,5%
Le commentaires signés par des femmes comptent en moyenne 197 caractères, contre 179 pour les hommes, soit une différence significative de +10,3%, ce qui suggère que les premières adoptent une approche moins lapidaire, plus argumentée. Les femmes expriment un sentiment négatif dans 32,6% de leurs commentaires, contre 25,5% pour les hommes, soit un écart de +7,1 points qui montre qu'elles réagiraient plus négativement que les hommes à la thématique de la chasse. Cependant, il faut tenir compte du fait qu'il y a pratiquement une femme pour quatre hommes dans les commentaires.
Trois thèmes principaux dominent le corpus:
regrets envers les animaux: ⁓ 33,6%
sécurité / danger: ⁓ 29,9%
critique des chasseurs: ⁓ 19,8%
Il est manifeste que le thème de la sécurité mobilise davantage les femmes (34,3%) que les hommes (28,4%). Cette différence de +5,9 points reflète une préoccupation genrée, où les femmes s'inquiètent particulièrement des risques d'accidents et de balles perdues, dans un contexte plus large où les femmes expriment une inquiétude accrue face au danger physique. Il n'est donc pas étonnant que les remises en cause de la chasse soient plus fréquentes chez les femmes (21,7%) que chez les hommes (18,9%). Elles questionnent davantage la tradition et la légitimité de la chasse de loisir (8% contre 5,5% pour les hommes), et elles sont donc plus enclines à remettre en question les justifications traditionnelles de la chasse. Par contre, le souci du bien-être animal semble être partagé: 36,6% pour les femmes, 32,8% pour les hommes.
La polarisation des échanges est soulignée par l'usage de nombreux stéréotypes largement non débattus, en particulier les suivants:
- Bêtise et inculture: stéréotype le plus fréquent (18,6% des commentaires d'hommes, 20% des commentaires de femmes), associant la chase à un manque d'éducation et d'intelligence, avec des termes comme «débile», «imbécile», «con», «stupide» pour stigmatiser les chasseurs;
- Alcoolisme: moins fréquent (4,8% des commentaires d'hommes, 6,3 des commentaires de femmes), avec notamment le stéréotype du «Pastis»;
- Lâcheté, absence de virilité: environ 3% des commentaires considèrent que tirer sur un animal sans défense est une preuve de lâcheté, pas de courage;
- Marqueurs de classe: 3,6% des hommes et 4,6% des femmes évoquent une opposition socioculturelle avec des clivages «citadin»/«rural» ou «bobo»/«paysan».
Il est à noter que 8,7% des commentaires contiennent des références politiques explicites, sans écart entre les hommes (8,8%) et les femmes (8,6%), ce qui semble indiquer que la politisation sur la chasse ne serait pas genrée. Sur les 77 commentaires politisés, on note les références suivantes:
- tradition/conservatisme: 58,4%
- gauche/LFI: 23,4%
- valeurs progressistes: 15,6%
- extrême droite: 10,4%
Ce fil de 881 commentaires permet une analyse diachronique, qui témoigne d'une escalade qu'on peut se résumer ainsi:
- Phase initiale (commentaires 1 à 176): ton assez modéré, avec 21% de commentaires agressifs, et 25% témoignant d'un sentiment négatif. La longueur moyenne des messages est de 164 caractères, et les diverses parties semblent disposées au dialogue;
- Phase de ralentissement (de 177 à 529): le ton s'apaise, l'agressivité chute à 12%, avec une longueur de message un peu moins importante (155 caractères), ce qui peut témoigner de tentatives de convergence, ou d'une fatigue argumentative;
- Phase d'escalade (530-706): l'agressivité explose (21,6%) de même que le sentiment négatif (37,1%) et la longueur moyenne des messages triple (jusqu'à 257 caractères). La retenue fait place à des tirades développées, aucun consensus ne semble envisageable;
- Phase terminale (707-881): l'agressivité se stabilise à 25,1%, et la négativité à 33%. La longueur des messages diminue à 189 caractères, ce qui peut indiquer une certaine fatigue argumentative.

Au total, les discours explicitement «pro» sont très peu nombreux (0,5%) alors que ceux qui sont explicitement «anti» sont bien plus nombreux (21%), et que ceux n'étant pas explicitement «pro» ou «anti» (par exemple ceux qui se limitent à expliquer la signification du panneau) sont les plus fréquents (78%).
Les tentatives de compréhension mutuelle sont rares, et même les commentaires «pragmatiques» (ex.: expliquer le panneau) adoptent volontiers un ton exaspéré ou agressif. Des particularités genrées apparaissent:
- Femmes: commentaires 10,3% plus longs avec une argumentation plus développée, significativement plus négative (32,6% contre 25,% pour les hommes), plus focalisée sur la sécurité (+5,9 points), plus critiques envers la chasse (+2,8), plus enclines à remettre en cause la tradition (+2,5);
- Hommes: plus nombreux (78,7% du corpus), parlant davantage de responsabilité et de vigilance (+1,9).
Dans le corpus étudié, les «anti» invoquent plus souvent des enjeux de progrès ou de tradition. Le conflit porte moins sur la chasse que sur l'usage du territoire, et le post initial, qui ne prenait pas parti pour ou contre la chasse en général, a manifestement servi de détonateur provoquant une confrontation entre deux groupes: l'un qui voit la campagne comme un lieu de travail et de tradition marqué par le droit de propriété, l'autre qui la voit comme un lieu de loisir ou de connexion avec la nature et qui défend la liberté de circuler en sécurité. Il n'y a pas vraiment de dialogue, car les premiers («pro») interviennent généralement sur le plan technique («C'est pourtant simple: le panneau signale le passage de chiens ou de sangliers»), alors que les autres («anti») argumentent le plus souvent sur la dangerosité des armes et l'occupation ou l'accaparement de l'espace.
Il serait sans doute utile de refaire une nouvelle analyse avec la totalité des messages, mais ce type d'approche a des limites dues, notamment, à la non représentativité de l'échantillon, et il ne faut sans doute pas y apporter une grande importance, mais je note quand même que, dans cette expérience imprévue, la thématique de sécurité individuelle émerge comme un enjeu majeur.

