"Chasseurs" et "Pasteurs" au Sahara:
les "Chasseurs archaïques" fezzanais chassés du paradigme
Jean-Loïc Le Quellec
Pour classer les gravures du Matkhendûsh, Leo Frobenius proposa en 1933 de distinguer d’une part un "groupe des animaux sauvages" dont les auteurs seraient les "Chasseurs des plateaux", et d’autre part un "Groupe des animaux domestiques" dont serait responsable une "civilisation d’éleveurs de la plaine". Deux ans plus tard, M. Reygasse confirmait cette grande dichotomie et postulait sa validité non seulement pour les gravures du Djérât mais aussi pour tout l’hémicontinent, en affirmant qu’on peut "ici comme dans tout le Sahara d’ailleurs, diviser ces manifestations artistiques en deux grandes catégories : A, les gravures archaïques ou gravures rupestres proprement dites ; B, les gravures libyco-berbères, plus récentes, caractérisées par une grande décadence et par l’apparition du chameau" ; à ses yeux, la catégorie A, celle des gravures archaïques, comptait elle-même "deux divisions très nettes: "1° Art des populations primitives se livrant à la chasse et à la cueillette ; 2° Art plus récent des premiers pasteurs".
En 1932, dans un livre consacré à l’art rupestre de la Libye, P. Graziosi estimait que les gravures les plus anciennes étaient dues à un groupe dit "des chasseurs du Berjûj" (gruppo venatorio del Bergiúg’) dont l’oeuvre gravée se distinguerait par "de belles représentations de la faune tropicale" marquées par "un fort naturalisme, une grande expressivité [...] une technique évoluée" et des dimensions "très remarquables". Le déclin de cet ensemble coïnciderait avec l’apogée d’un "art pastoral" ayant abandonné le naturalisme "pour tendre vers des formes plus rigides et figées", et qui se subdiviserait lui-même en deux phases : la plus ancienne serait "caractérisée par de belles représentations de bovins à net caractère naturaliste, et qui seraient contemporaines, peut-être, d’une partie au moins des gravures du groupe des Chasseurs du Berjûj", alors que la seconde, mal située et recevant le nom de "groupe des chasseurs du Shâti", serait constituée de "manifestations relatives aux scènes de chasse" tant de "caractère naturaliste" que de "style décadent" (Graziosi 1942:259-261, 271).
L’appellation de "Période des Chasseurs" pour désigner l’époque à laquelle auraient été réalisées les gravures sahariennes les plus vieilles réapparaît en 1948 sous la plume de R. Perret, dans une synthèse concernant à la fois les figurations rupestres du Djérât et celles du Fezzân : "les gravures les plus anciennes", y écrit-il en effet, "on été dessinées par des chasseurs". (Perret 1948:10). Cette référence aux "chasseurs" sera ensuite systématiquement utilisée par P. Huard, puis par L. Allard-Huard, pour désigner une "culture" reconnue (mais non définie) par la présence de 25 traits culturels observables sur les gravures. Dans un grand nombre de publications, cette position sera peu à peu développée jusqu’à la parution de deux volumineuses synthèses visant à établir définitivement l’existence d’une "Culture des Chasseurs" qui aurait laissé des témoignages gravés du Nil à l’Atlantique (Huard, Leclant et Allard-Huard 1980, Allard-Huard 1993). Le schéma proposé stipule que cette culture nous aurait légué deux formes artistiques différentes: "Au sahara, grands fauves naturalistes incisés ; sur le Nil, sujets de moindre taille, subschématiques et piquetés sur toute la surface". Cette dichotomie aurait persisté "jusque pendant l’ère pastorale" mais, à ce moment, l’art saharien aurait peu à peu accusé une "décadence des techniques et des styles", alors que celui du Nil aurait simultanément gagné en dimension, tout en évoluant "vers le sub-naturalisme ou la stylisation" (Allard-Huard 1993:41).
À l’occasion d’une exposition, F. Mori (1960:10) fut amené à "définir l’époque des chasseurs" par l’absence totale de "représentations de la faune domestique". Depuis, de nombreux auteurs ont repris cette thèse et, peu à peu, s’est ainsi imposé un cadre chronologique pan-saharien débutant par un art gravé archaïque, voire pré-néolithique, qui aurait été l’oeuvre de "Chasseurs" ignorant totalement la domestication. En 1986, on pouvait ainsi lire, dans un album par ailleurs magnifique, que "selon toute probabilité, les chasseurs du Berjûj étaient immergés dans une culture paléolithique, ultimes continuateurs de la culture atérienne", alors que, dans les zones voisines du Wâdi-l-Ajâl et du Tadrart-Akâkûs, "on élevait déjà de grands troupeaux" (Castiglioni & Negro 1986:214).
En 1987, à la recherche d’un cadre chronologique convenant à l’étude des gravures du Shâti septentrional, je considérai moi-même que la façon la plus simple de classer les gravures fezzanaises était de distinguer quatre groupes, oeuvres : des Chasseurs, des Pasteurs, des Équidiens, et enfin oeuvres camélines. Cette position, inspirée par les thèses de P. Huard, était alors tenue "en l’attente de toute confirmation ou infirmation ultérieure réellement contraignante" (Le Quellec 1987:39), et je reconnais volontiers que ce schéma était alors si prégnant que je n’eus, à cette époque, aucunement l’idée de le remettre en cause.
Or ce schéma représente un état ancien des études anthropologiques et correspond à une application particulière de l’idée selon laquelle des "Pasteurs" ou "Chasseurs-Pasteurs" succéderaient partout à des "Chasseurs". Tout en risquant d’illustrer l’idée simpliste selon laquelle la domestication aurait éliminé la chasse, cette position porte la marque d’une thèse évolutionniste bien antérieure à Lamarck ou Darwin, et déjà perceptible dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain où, en 1795, Condorcet postulait que l’homme quitte l’état de nature en passant nécessairement par les stades de l’élevage et de l’agriculture. Ce présupposé, qui implique un ordre immanent dans la succession des phénomènes économiques et culturels, sera ultérieurement développé par Gustav Klemm qui, publiant en 1843 Allgemeine Kultur-Geschichte der Mensheit, y expliquera qu’à l’état sauvage (Wildheit) succèdent trois stades : chasseurs et pêcheurs, puis éleveurs, et enfin agriculteurs. Mais la reconnaissance du principe biologique d’évolution et le développement de la jeune science préhistorique conduisirent bientôt à une vision quasi darwinienne de l’histoire des cultures, supposées se développer en allant du simple au complexe, sous la pression du milieu (c’est ainsi qu’on expliqua l’apparition de l’agriculture par l’augmentation de la population). Mieux, les ethnographes recherchèrent une confirmation de leurs thèses évolutionnistes dans les sériations proposées par les préhistoriens, ces derniers, à leur tour, s’appuyant sur les travaux des premiers pour asseoir leurs propres théories, aucun ne voyant qu’une culture n’est jamais réductible à tel ou tel de ses éléments matériels, et tous construisant un magnifique exemple de circularité. Ces doctrines évolutionnistes furent popularisées à partir de 1877 par le livre de Lewis H. Morgan Ancient Society, qui inspira Marx et Engels, et où l’humanité était présentée comme passant par trois stades évolutifs : l’état sauvage (précédant l’invention de la poterie), l’état barbare, et enfin la civilisation (commençant avec l’écriture). Même un diffusionniste aussi convaincu que le père Wilhelm Schmidt affirmait en 1926 dans Der Ursprung der Gottesidee qu’il convenait de distinguer Urkultur (culture des chasseurs nomades) et Primärkultur (culture des pasteurs), la seconde succédant nécessairement à la première.
Pourtant, il y a exactement un siècle, Eduard Hahn, dans une remarquable étude des animaux domestiques, Die haustiere und ihre Beziehungen zur Wirtschaft des Menschen, avait déjà réfuté la théorie des trois niveaux économiques (chasse, élevage, agriculture) en faisant remarquer que bien des Indiens pré-colombiens pratiquaient l’agriculture sans posséder de bétail. Mais bien avant encore, des auteurs comme Alexandre de Humbolt avaient mis en doute la succession nécessaire de ces trois niveaux, révision à laquelle l’historien suisse I. Iselin avait du reste procédé dès 1786. Or, dans la pratique de la recherche, le présupposé évolutionniste a des conséquences méthodologiques importantes, notamment dans la mesure où "les singularités culturelles ne sont donc prises en compte que dans la mesure où elles sont jugées symptomatiques d’écarts historiques" (Taylor 1992:270). Ainsi, dans l’étude de l’art rupestre, ce présupposé conduit à ne s’intéresser aux figurations de bovinés que dans la mesure où elles pourraient être l’indice d’une domestication ou d’une mythique "domestication incipiente", et aux scènes cynégétiques ou représentations de la "grande faune" qu’en tant qu’elles indiqueraient la présence de "Chasseurs". Ce présupposé est également à la base du cadre conceptuel ayant présidé à la genèse d’une chronologie des arts rupestres sahariens faisant se succéder Chasseurs, Pasteurs et groupes alphabétiques.
De nos jours, la conception évolutionniste selon laquelle les sociétés passent nécessairement par des phases historiques liées aux ressources alimentaires, techniques et intellectuelles qu’elles mettent en oeuvre pour répondre aux pressions de l’environnement, est généralement abandonnée par les anthropologues (à l’exception de ceux des pays communistes, où certains soutiennent toujours cette thèse, pour des raisons idéologiques évidentes). Pourtant, ce concept obsolète se survit à lui-même dans l’oeuvre des spécialistes de l’art rupestre saharien, qui l’utilisent conjointement à d’autres prénotions également abandonnées par les anthropologues, telle l’association systématique style-ethnie. Cette utilisation prolongée de concepts suranés paraît liée aux partage commun de présupposés sur la chasse et les chasseurs, lesquels sont associés, consciemment ou non, à l’idée également obsolète de "mentalité archaïque"... au point que, dans le vocabulaire des chronologies sahariennes, une expression comme "Période des chasseurs" implique forcément l’archaïsme. Le chasseur étant, dans notre propre culture, une métaphore du primitif et du sauvage (Hell 1994), il y a là un bel exemple d’ethnocentrisme.
L’un des présupposés associés à l’idée de "chasseurs" est que ce terme permettrait de regrouper des peuples définis uniquement par leurs caractéristiques techniques et économiques, mais pouvant être différents à tous autres égards (Testard 1982, 1992). Lorsque les sociétés ainsi regroupées ne sont plus celles qu’étudient les ethnologues mais celles dont se préoccupent les préhistoriens, ils s’ensuit que ces derniers prêtent volontiers à leurs membres une "mentalité de chasseurs" (à propos du "bubalin", U. Sansoni (1994:24-25) parle même d’une "pratique et robuste mentalité de chasseurs"), une "culture des chasseurs" en général, que les ethnologues n’ont pourtant jamais observée dans la réalité. Certains anthropologues ont préféré utiliser le concept unifiant de "bande" (Steward) ou de "horde" (Radcliffe-Brown) pour définir un "niveau d’organisation" qui serait propre aux "chasseurs-cueilleurs" (dans son analyse des figurations rupestres sahariennes, E. Anati parle de "clans"). Mais la publication de très fines observations ethnographiques (notamment sur les !Kung) a tellement vidé ces mots de leur contenu qu’on peut s’interroger, avec A. Testard (1992:137) "sur l’intérêt de conserver la catégorie économiquement définie de chasseurs-cueilleurs si l’on ne peut préciser au moins quelques traits d’organisation sociale qui lui seraient inhérents". L’opposition chasseurs versus agro-pasteurs ne peut non plus se réduire aux deux grands types d’organisation: sociétés inégalitaires nomades versus sociétés stratifiées fixes, car on connaît de par le monde bien des sociétés stratifiées ne pratiquant ni l’agriculture ni l’élevage. Ceci induit que "ce n’est plus l’économie de chasse-cueillette qui est pertinente, mais une structure économique définie de façon plus complexe, en fonction d’un cycle économique relatif à des ressources qui peuvent être tout autant domestiquées que sauvages". L’élément pertinent devient alors, pour A. Testard (1992:137), le stockage de denrées soit saisonnières spontanées, soit cultivées. Pour ce qui est du Sahara, il convient de rappeler que les positions traditionnelles ainsi récusées avaient déjà été rejetées par H.J. Hugot dans sa thèse soutenue en 1979 : "En ce qui concerne le Néolithique des régions méridionales du Sahara, nous croyons de plus en plus que les statuts classiques élaborés hors d’Afrique par des chercheurs occidentaux sont strictement inapplicables" ; et néanmoins, regrettait-il alors, en dépit des études sérieuses du contexte écologique dans lequel vivent les populations actuelles, "nous voulons faire, comme le fait J.D. Clark, des groupes de `chasseurs cueilleurs’, `d’agriculteurs’, `d’éleveurs’, etc.".
Dans l’histoire des sciences, il est fréquent de constater que, lorsqu’une théorie a été "falsifiée", ses tenants tentent de la "sauver" en créant des développements ad hoc de plus en plus complexes, jusqu’à ce qu’une nouvelle théorie rende tout l’ensemble caduc. Ainsi, dans l’exemple qui nous intéresse, on a commencé par affirmer que les représentations d’animaux domestiques étaient totalement absentes de l’étage dit "bubalin" ou "des chasseurs", faisant même de ce critère une pierre de touche permettant d’identifier cet étage. Lorsqu’il fut prouvé que cela était faux (et donc que les prétendus "chasseurs" avaient bien représentés des animaux domestiques) on a tenté de "sauver" le cadre théorique utilisé, en élaborant la thèse ad hoc selon laquelle il ne s’agissait pas vraiment d’animaux domestiques, mais des témoignages d’une "proto-domestication" ou "domestication incipiente".
L’existence d’un "étage bubalin" défini par l’absence d’animaux domestiques a fait l’objet de réfutations maintes fois répétées depuis plus d’une quarantaine d’années, notamment sous la plume d’anciens tenants de l’existence d’une phase "bubaline" ou "des Chasseurs" dans l’art rupestre du Sahara (Graziosi 1952:108, 1970:334-336, 1981:19-22 ; Lhote 1960:204, 1965:203, 1984:256). Mais ces textes importants sont superbement ignorés de ceux qui, curieusement, soutiennent toujours cette position sans leur répondre. En effet, il existe encore actuellement des auteurs pour postuler, explicitement ou non, que cette prétendue période serait définie par l’absence totale de représentations d’animaux domestiques. Cela laisse le champ libre à une dérive possible : si, pour quelque raison, on décidait de ne pas tenir compte des animaux domestiques d’un ensemble, on transformerait ipso facto celui-ci en un représentant de l’art des "Chasseurs". Ainsi présenté, ce travers semble trivial et facile à éviter, mais n’est-ce pas là, pourtant le tour de passe-passe auquel se livrent les chercheurs qui pratiquent la démarche suivante:
1.Dabord définir l’art des "Chasseurs" (ou "Bubalin") comme figurant essentiellement des animaux sauvages, et celui des "Pasteurs" comme figurant surtout des animaux domestiques et des personnages.
2. Sur les sites, traiter séparément faune sauvage et animaux d’apparence domestique, constituant ainsi a priori deux ensembles thématiques.
3. En conclure que ces deux ensembles appartiennent bien à des entités culturelles différentes et successives.
Tant qu’une telle démarche sera appliquée, ses tenants ne pourront qu’enrichir (en nombre) l’inventaire des oeuvres prêtées à chacune de ces entités hyptothétiques, sans jamais apporter de véritable preuve de leur existence : en effet, toute nouvelle découverte est automatiquement et régulièrement versée au crédit des "Chasseurs" ou à celui des "Pasteurs", mais ces deux catégories n’en restent pas moins des prénotions, et leur usage à propos de l’art rupestre répond à des critères dont la définition est toujours attendue (il est du reste fort regrettable de constater que raisonnement spécieux est régulièrement appliqué un peu partout dans le monde, par exemple, tout récemment, par E. Anati pour l’art rupestre d’Helan Shan en Chine).
Les syllogismes de ce type sont fréquents chez les auteurs qui tiennent pour l’existence d’une phase des "chasseurs" (en dernier lieu : E. Anati, G. Aumassip, R. & G. Lutz, F. Mori, U. Sansoni), par exemple, dans les discussion à propos des colliers, pendeloques et longes des bovinés. Il est admis que ce sont là des marqueurs très importants pout l’établissement de la chronologie, mais les tenants d’un âge "bubalin" d’une partie des gravures hésitent fort à y reconnaître leur présence chez des bovinés de style "bubalin" qui, selon eux, ne sauraient être domestiques à cette époque. Or, comme la présence de ces marqueurs est pourtant parfaitement attestée aux yeux de quiconque connaît un tant soit peu la documentation disponible, il ne reste que trois possibilités pour défendre l’hypothèse d’un "étage" ou d’un "stade" (non d’un "style") bubalin :
1. Refuser l’existence de ces objets (il suffit d’en proposer une autre lecture lorsque leur dessin est fruste ou imprécis) ;
2. Dans le cas où les figurations, de par leur précision et leur caractère descriptif, sont vraiment trop contraignantes, les expliquer en proposant un hypothétique "état précoce de domestication" (dont les archéozoologues ignorent tout) ;
3. En dernier recours, suggérer in extremis que si des animaux domestiques peuvent effectivement se trouver dans le "bubalin", ce ne saurait être que "parmi les éléments tardifs de cet étage" (Lhote 1976:790).
Ce type de raisonnement circulaire, courant dans la littérature, ne peut être rompu que par la découverte de gravures incontestablement "bubalines" et montrant cependant des bovins incontestablement munis d’un collier... or c’est justement le cas dans la documentation collectée ces dernières années au Messak (Libye) par A. et A.-M. Van Albada,Y. Gauthier, J.-L. Le Quellec et R. et G. Lutz. En effet, s’y remarquent des bovins harnachés, sellés, ornés, montés, traits, portant des pendeloques décorées, tenus par des longes dont les torons sont représentés, etc. Comme rien dans le style, la technique ou la patine de ces oeuvres ne permet de les séparer de l’ensemble de celles qui sont usuellement rangées dans le "Bubalin", le seul argument permettant de les classer dans un "Bovidien" supposé plus récent est qu’il s’agit de scènes évidemment pastorales. Mais la circularité est de nouveau patente : si l’on range automatiquement dans le "Bovidien" toutes les scènes à connotations pastorales, alors on ne trouvera effectivement jamais d’animaux domestiques dans le "Bubalin". Un classement de ce type est peut-être légitime, mais la démonstration de sa valeur chronologico-culturelle, si elle existe, appartient encore au futur. Il en résulte que lorsque des ensembles rupestres comportent des bovinés à signes évidents de domestication, il convient d’autant moins de parler de "prémices" à celle-ci, qu’il serait parfaitement miraculeux que les auteurs de ces tentatives aient eu l’idée d’une fixer le souvenir sur les rochers environnants (à l’intention de qui ?). Il me semble au contraire que les figurations en question attestent l’existence de scènes de genre, élégiaques, symboliques, mythologiques, de la vie quotidienne ou rituelle, comme on voudra, mais se déroulant en tout cas dans une société où la domestication était parfaitement établie, ainsi que le prouve d’ailleurs la technique de la traite, également représentée sur des gravures "bubalines".
Une autre construction ad hoc fréquemment utilisée consiste à ajouter des phases intermédiaires au tableau chronologique proposé au départ, ce qui produit couramment une inquiétante inflation du nombre des "étages". Ce procédé, faisant appel à d’hypothétiques "phases de transition", permet de construire des cases fort utiles au rangement des oeuvres gênantes : animaux domestiques et cependant "bubalins", gravures "archaïques" pourtant non "naturalistes", figurations "naturalistes" non archaïques, cynocéphales (mis en rapport avec la mythologie de la chasse) associés à des ovaloïdes (considérés comme symboles des Pasteurs), oeuvres de styles composites, etc.
Mais les faits rétifs sont maintenant si nombreux qu’il est devenu illusoire de songer s’en débarrasser par un tel artifice, et il est temps de rompre la circularité des "arguments" traditionnels. Pour autant, nous n’en attendons pas moins, de la part des tenants du paradigme "chasseurs versus pasteurs", la démonstration de sa validité pour l’étude de l’art rupestre saharien. En l’absence de celle-ci, il nous faut admettre que rien, dans l’art gravé du Fezzân ne nous livre actuellement la moindre raison de regrouper dans une classe chronologique particulière les gravures dites "bubalines" ou "des chasseurs". De plus, parmi ces gravures, la présence de bovins domestiques est bien attestée par des troupeaux accompagnés de personnages, et surtout par des boeufs porteurs, montés, sellés, décorés, tenus en longe et accompagnés de chiens. Outre la domestication du bétail, ces ensembles supposent donc aussi celle du chien. Or aucune datation de boeuf incontestablement domestique n’est connue au Sahara avant le VIIe millénaire BP et, dans tout le nord de l’Afrique, les premiers chiens domestiques n’apparaissent qu’au Sahara oriental à cette même époque. Par conséquent, les gravures sahariennes où figurent ces animaux ne peuvent guère être antérieures au VIIe millénaire BP (argument de la domestication), ou de beaucoup postérieures au VIe millénaire BP (argument de la péjoration climatique). Comme les critères de style, superpositions, patine et technique, ne permettent aucunement de les dissocier des représentations de la grande faune sauvage, il faut y voir, non la production artistique de prétendus "Chasseurs", mais l’oeuvre gravé d’un seul et unique groupe culturel qui, sans doute aux alentours de 6500 BP, avait élaboré une haute civilisation. Grâce à leur parfaite maîtrise du dessin, doublée parfois d’un art consommé du bas-relief, les artistes de cette "Civilisation du Messak" (comme je propose de l’appeler) nous ont laissé un témoignage exceptionnel sur leur monde: représentations de la vie quotidienne, activités rituelles ou évocations mythologiques se succèdent sur les rochers d’une contrée maintenant désertique, mais où l’utilisation de la selle semble bien être la plus ancienne connue, et où les scènes de traite des vaches pourraient bien être antérieures à leurs homologues égyptiennes de la tombe du roi Aha "le Combattant", successeur de Narmer.
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