La notation des dates au 14C
Par Alfred Muzzolini
La présente note n’est point écrite à l’intention des préhistoriens qui manient couramment les dates au 14C. Elle s’adresse aux "amateurs", nombreux à l’A.A.R.S., qui prennent les premiers contacts avec la littérature saharienne et sont effrayés d’y découvrir les sigles BC, bc, Cal, etc. qui accompagnent les dates. Ces sigles ne sont jamais expliqués par les auteurs car ils sont devenus d’usage courant. Or la littérature qui les a introduits est complexe, et serait d’ailleurs difficile à dénicher, même pour un professionnel. Je me propose ici de les expliquer en langage simple.
Il s’agit de notations d’apparence hermétique... pour qui ne veut pas se donner la peine d’en comprendre le sens et la nécessité, mais en réalité de choses très banales pour un esprit normalement ouvert et attentif. Elles ne nécessitent aucune - vraiment aucune ! - connaissance spéciale en physique, en mathématiques ni en quoi que ce soit. Il y faut un peu d’attention, c’est vrai, mais c’est tout : la même attention que vous accordez lorsqu’on vous explique le maniement d’un magnétoscope, d’un clavier de Minitel, d’une télécommande ; tout à fait à la portée de chacun si, dès le départ, il ne dit pas : "Trop de boutons, trop compliqué pour moi, je n’y arriverai jamais !"
A l’origine de la présente note se situe un échange de vues survenu lors de notre réunion de Parthenay (mai 1997). Mme Cornevin avait, en introduction d’un exposé sur les climats sahariens, déploré les difficultés d’emploi des dates au 14C. Parmi ces difficultés précisait-elle, l’usage de diverses notations : BC, bc, Cal, etc., compliquait même la saisie de l’information brute.... Avec tous ces sigles emmêlés, parfois dans le même article, soulignait Mme Cornevin, "on n’y comprend plus rien".... Mouvement d’humeur, langage parlé, comme on dit, et phrase excessive, bien sûr - la preuve du contraire en est que Mme Cornevin qui, elle, sait lire ces sigles, y comprend certainement quelque chose puisqu’elle les utilisait dans la suite de son exposé. Mais les "amateurs", moins éclairés qu’elle, risquaient d’en déduire que, décidément, les affaires du 14C devaient être trop compliquées pour eux. Je suis donc intervenu, lors des discussions, pour les rassurer, expliquant que si le 14C soulève, c’est vrai, des problèmes ardus, ce ne sont pas ceux des notations BC, AD, etc., qui doivent décourager : ils sont à la portée d’un écolier. Jugez-en.
Dans une école primaire (oui, primaire, à la laïque d’un village) :
—Le Maître : La prise de Constantinople par les Turcs : en quelle année ?
—La classe, d’une seule voix (1) sauf les deux cancres du fond : 1453.
—Le Maître : 1453... années après la naissance de J.-C.. Pour indiquer que nous utilisons l’ère chrétienne, mettons-lui un petit c : 1453 c. Mais les musulmans prennent pour début de leur ère, leur "an zéro", l’année de la fuite de Mahomet à Médine, appelée l’Hégire. En quelle année ?
—Le premier de la classe (seul) : 622, monsieur.
—Le Maître : Oui, en 622 c. Calculez de tête et écrivez l’année de la prise de Constantinople dans le calendrier musulman. Vous ajouterez un petit h pour indiquer qu’il s’agit du calendrier musulman, qui se réfère à l’ère dite hégirienne.
(Sourires des gamins). Facile, monsieur ! 1453 moins les 622 années que les musulmans ne comptent pas, reste...
—Le Maître : Défense de souffler !
Les gamins brandissent leurs papiers. Tous, sauf ceux des deux cancres du fond, portent : 831 h.
—Le Maître : Bien... mais pas encore Très Bien, car j’avais oublié, il y a une petite difficulté. Les chrétiens comptent en années solaires de 365 jours, les musulmans en années de 12 cycles lunaires, leurs années sont plus courtes : parfois 354, parfois 355 jours. 831 h est donc un chiffre trop faible. Comment le corriger ?
—Le premier de la classe : Si ça change tout le temps, on peut rien calculer, monsieur !
—Le Maître : Si, on peut, car on ne vous demande pas de calculer les cycles lunaires, des gens savent le faire et ils nous indiquent le résultat global : entre 622 c (= 0 h) et 1453 c (= 831 h plus quelque chose), les musulmans ont compté 26 années de plus que les chrétiens. Ecrivez la date musulmane de la chute de Constantinople.
—Tous (même les deux cancres du fond, qui ont réussi à copier sur leurs voisins) : Facile, monsieur ! (ils brandissent leurs papiers) : 831 + 26 = 857 h.
—Le Maître : Cette fois, Très Bien. Donc 1453 c ou 857 h, c’est la même date.
Les problèmes —si l’on ose les nommer ainsi— des notations des dates au 14C sont de la même nature et du même niveau de difficulté —ni plus, ni moins— que ce problème de dates chrétiennes ou musulmanes. Alors, Ami lecteur : ou bien ce dialogue entre maître et écoliers vous a paru difficile à suivre. En ce cas —grave, mais non désespéré, comme on dit— renoncez provisoirement à la lecture de mon texte. Ce n’est pas votre Q.I. qui est en cause, mais vous faites un blocage psychologique dès qu’apparaît un chiffre à l’horizon. Vous faites partie des "moi je comprends rien aux maths" affirmé par principe, quel que soit le niveau de ces "maths". Voyez un psychologue, faites-vous débloquer... puis reprenez la lecture de mon texte. Ou bien ce dialogue ne vous a pas paru incompréhensible : alors vous êtes prêt pour plonger dans les prétendus mystères du 14C.
Plongeons-y.
J’expose d’abord, à l’esprit pragmatique que vous êtes, la définition et le mode d’emploi des notations. Pourquoi et comment on les a articulées ainsi, laissons ça pour plus tard.
Dans un premier temps, ne tenons aucun compte de ce qu’on appelle le ± s (le "sigma", que les statisticiens dénomment aussi "écart-type") qui accompagne le chiffre principal. Exemple: 3500 ± 120, où le s = 120. Nous ne nous occupons que de la valeur principale ("valeur médiane"), ici 3500, comme si elle était seule.
En premier lieu on utilise, comme pour les années chrétiennes et musulmanes, deux sortes d’années :
a) les années du langage courant, de 365 jours. Vous êtes tenté de les appeler les années "vraies", mais soyons polis, ce terme risque de vexer les physiciens. Dites simplement comme eux : années "calendaires" (= du calendrier chrétien) ou solaires, usuelles;
b) les "années 14C" des physiciens, qui ne sont pas "fausses", mais de durée variable, comme les années musulmanes. Elles sont presque toujours, mais pas toujours, plus longues (jusqu'à 10 % de plus environ) que l’année calendaire (chrétienne). Etonnant, n’est-ce pas, qu’on puisse utiliser des années extensibles pour mesurer des âges : c’est comme si vous mesuriez la hauteur de votre maison avec un mètre de maçon qui ferait un peu plus d’un mètre, et qui en outre serait en élastique fin. Curieusement, on y arrive.
En second lieu on utilise non seulement ces deux sortes d’années, mais divers "an zéro", donc plusieurs ères:
I. Les physiciens, sans doute des mécréants qui ne reconnaissent ni le Christ ni Mahomet, ont d’une part créé leur ère : l’ère Libby (l’inventeur de la méthode du 14C, en 1950). Elle débute en : 1950 (notre année chrétienne, usuelle, de 1950, il y a 47 ans de cela). Avec un tel "an zéro", on ne mesure en archéologie que des âges d’avant 1950, c’est-à-dire des âges négatifs. Les physiciens devraient les noter, par exemple, "3600 avant Libby", ils préfèrent dire : "3600 BP" (parfois écrit "3600 bp", qui est strictement synonyme). BP = Before Present. Le "Present" est donc fixe, c’est l’an 0 de l’ère Libby ou l’an 1950 de l’ère chrétienne, et non pas, par exemple, 1997. D’autre part, les physiciens ne comptent qu’en "années 14C". Les dates dans un tel calendrier sont dites "brutes" (signifiant que les laboratoires, à l’issue de la mesure de l’échantillon, n’indiquent que la date dans ce système), ou "conventionnelles" (= on a accepté la convention de ces curieuses "années 14C" extensibles) ou "non calibrées" (= on ne les a pas encore transformées en dates du calendrier chrétien).
II. On utilise aussi le calendrier chrétien, avec ses années calendaires usuelles (chrétiennes, solaires) de 365 jours et l’an zéro à la naissance du Christ. Les dates se notent alors : en français av. J.-C. et ap. J.-C., en anglais BC et AD (2). Les Anglais, peuple curieux comme on sait, utilisent en effet l’anglais pour la période avant J.-C. où l’anglais n’existait pas ("Before Christ"), et le latin pour la période après J.-C. où le latin va vite disparaître ("Anno Domini"). Les dates dans ce système (av. J.-C., ap. J.-C., BC, AD) sont dites "calendaires", "chrétiennes" ou "historiques". On les appelle aussi "calibrées" (3) lorsqu’il s’agit de dates du système BP (en "années 14C") qu’on a su transformer en années "calendaires". En ce cas on les note aussi "Cal" (4).
Le problème fréquent consiste précisément en cette "calibration" : comment passer du système BP (en "années 14C") au système du langage courant, BC-AD ? Par exemple, le laboratoire fournit pour notre échantillon une date "brute" de 3500 BP (je le rappelle : en "années 14C"), or nous voulons la transcrire en années "calendaires" usuelles pour la comparer à la date "historique" du début du Moyen Empire, que les égyptologues fixent ( en années "calendaires", chrétiennes) vers 2000 BC. Des gens qui savent faire les calculs nécessaires pour cela nous fournissent des barèmes de correspondance (en anglais to calibrate = étalonner, faire correspondre), présentés sous forme de tableaux numériques ou plus souvent de "courbes de calibration" (de : "the calibration", en franglais devenu usuel). On y lit par exemple que 3500 BP = (environ) 1950 BC. Notre échantillon date donc des débuts du Moyen Empire.
III. Une petite difficulté supplémentaire est soulevée par les préhistoriens du Néolithique (... parmi lesquels les chercheurs en art rupestre saharien !)... des enquiquineurs. Ces gens-là ont souvent à comparer avec des dates "historiques" (en BC) d’Egypte, de
Mésopotamie, etc., et ils disent ne pas être à l’aise avec les "années 14C" (on dit aussi les "âges 14C") du système BP. Le Moyen Empire en 3500 BP, cela ne leur dit rien, il faut se reporter aux tables de calibration pour comprendre.... Ils ont donc inventé un système à eux, bâtard, théoriquement indéfendable, mais pratique, et très usité. Puisque le système BP met son "année zéro" en 1950, on déduit 1950 ans : dans l’exemple précédent :
3500 - 1950 = 1550. Bref, on change d’année zéro, on passe de l’ère Libby à l’ère du Christ, celle de tout le monde. Ce changement de repère est signalé en écrivant, après les dates ainsi repérées, bc ou ad, en minuscule. Dans notre exemple : 1550 bc. Donc : 3500 BP = 1550 bc.
C’est l’usage dit parfois "britannique" (5).
Son intérêt ? On obtient d’abord un chiffre déjà plus proche des chiffres "calendaires" du système usuel BC-AD. Le Moyen Empire en 1550 bc, ça va... presque. Attention, nous sommes toujours, malgré le changement de repère pour l’"an zéro", en "années 14C", non en années chrétiennes, il ne faut pas succomber à la tentation de lire "1550 bc" ("années 14C") comme signifiant "1550 av. J.-C." (ou 1550 BC, années chrétiennes) (6). Mais comme les historiens du Néolithique ne travaillent que sur quelques millénaires peu nombreux, ils mémorisent facilement l’ordre de grandeur des corrections indiquées par les tables de calibration pour ces millénaires : au chiffre BP, en "années 14C", diminué de 1950, c’est-à-dire au chiffre en bc-ad, il suffit d’ajouter un supplément appris par cœur (ajouter 0 vers l’an 0 bc, environ 200 ans vers 1000 bc, 500 ans vers 2000 bc, 750 ans vers 3000 bc, 800 ou 900 ans vers 4000 ou 5000 bc - on interpole mentalement entre ces repères) pour calibrer, c’est-à-dire obtenir l’âge en années BC ("historique" ou "calendaire") (7). Par exemple, dans notre cas, le 3500 BP = 1550 bc (en "années 14C") équivaut à 1550 + env. 400 # 1950 BC (en années calendaires usuelles). C’est bien ce qu’indiquent les tables de calibration (v. ci-dessus). Facile, monsieur ! (8).
NOTES
(1) Certains détails manifestent qu’il s’agit d’une classe d’il y a longtemps, d’avant les réformes de l’enseignement.
(2) Les majuscules sont - sans jeu de mots - capitales, car bc et ad ont un sens très différent (voir plus bas). Les points (B.C. et A.D.) sont à éviter lorsqu’il s’agit de dates liées au 14C. B.C. et A.D. sont en effet l’écriture vernaculaire usuelle, banale, en anglais, celle des historiens par exemple, elle équivaut à nos "av. J.-C. " et "ap. J.-C." du français usuel, sans rapport avec le 14C. BC et AD sans points signifient au contraire qu’on s’exprime dans le langage conventionnel des notations du 14C - information supplémentaire intéressante, même si les deux graphies, avec ou sans points, représentent le même nombre d’années chrétiennes. Le français ("ap. J.-C.", "av. J.-C. ") ne permet pas de distinguer cette information. Et donc, même dans un article en français, il faut utiliser l’anglais et les conventionnels BC et AD (sans points) si on désire l’exprimer.
(3) De mauvaises langues vous diront que l’amalgame fait ici entre dates "historiques" (valeurs arithmétiques..., vos dates "vraies") et dates "calibrées" (obtenues à partir d’une valeur statistique, car la mesure du 14C ne donne que cela, et cette valeur est ensuite "calibrée" - c’est-à-dire transformée en années solaires - par d’autres méthodes statistiques) est, sur le plan théorique, abominable. Passez outre à l’objection, car, en pratique, vu la marge d’imprécision des dates au 14C, vous pouvez confondre les deux. C’est ce qui compte pour vous, esprit pragmatique.
(4) Petite modification parfois dans la présentation des dates Cal : on les exprime aussi par les deux limites à ± s : c’est-à-dire qu’au lieu d’écrire par ex. Cal 3500 ± 100, on l’énoncera Cal 3400-3600. Graphie peu pratique, peu usitée, car la valeur médiane y disparaît, alors que presque toujours c’est elle seule qui permet des comparaisons rapides avec les autres dates.
(5) Indéfendable théoriquement, ai-je dit. En effet, on soustrait 1950 années "chrétiennes" (de 365 jours) à un chiffre exprimé en "années 14C" ( de x jours). A six ou sept ans, on nous tapait sur les doigts quand nous ajoutions ou soustrayions des éléphants à des maisons. Ces préhistoriens (et chercheurs en art rupestre) seraient-ils donc si incultes ? Peut-être pas. Ils commettent sciemment cette confusion parce que les tables de calibration leur montrent que, pur hasard, la différence entre les 1950 dernières années "chrétiennes" et les 1950 dernières "années 14C" est faible, négligeable, la correction évoquée au § suivant est # 0 vers le début de l’ère chrétienne (pur hasard, oui... pas de mauvais esprit, s’il vous plaît, ce ne sont pas les préhistoriens, ni les chercheurs en art rupestre, qui ont trafiqué les chiffres pour que "ça colle" !). Et donc la confusion, théoriquement abominable, n’a pratiquement aucune incidence néfaste.
(6) Des catastrophes qui arrivent fréquemment : des imprimeurs croient bien faire en uniformisant tous les bc et BC d’un article ou d’un livre, des traducteurs traduisent bc par "av. J.-C.".... C’est alors, oui, que naît la confusion - et non pas lorsque des notations diverses sont utilisées dans le même article.
(7) J’arrondis les chiffres sans hésiter. Vu les imprécisions de la méthode du 14C, on peut, on doit ainsi arrondir, au moins au siècle. Ne pas le faire paraît relever soit d’une foi touchante dans la précision des chiffres du 14C, soit d’une ignorance sur la nature d’une valeur statistique.
(8) Je vous suggère, afin de bien vous assurer de la compréhension du mécanisme pour passer d’un système à l’autre, de vérifier les équivalences suivantes, à titre d’exercice : 2350 BP = 400 bc = env. 500 BC - ou encore : 5650 BP = 3700 bc = env. 4500 av. J.-C. = 4500 BC — ou encore : 4200 BP = 2250 bc = env. 2800 BC - ou enfin : 1800 BP = 150 ad = env. 150 AD = env. 150 ap. J.-C. Après quoi vous jonglerez avec les BC, bc, etc.