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Remarques sur la notation
et la structure des toponymes touaregs

Par Lionel Galand


I. Problème de notation

La notation des toponymes maghrébins ou sahariens est une cause de difficultés pour les auteurs qui désirent les citer sans entrer pour autant dans le détail des réalisations phonétiques. Les phonèmes propres au berbère ou à l’arabe doivent être d’abord identifiés, puis rendus au moyen de graphies aussi peu "techniques" que possible, sous peine de décourager les lecteurs, voire les éditeurs, ce qui exclut les alphabets des phonéticiens. Il faut donc accepter des solutions de compromis, qui respectent les traits essentiels sans prétendre à la perfection. Des solutions de ce genre, n’exigeant pas une police de caractères spéciale, sont proposées dans la colonne "Graphie possible" des tableaux 1 et 2, destinés à la notation du touareg, mais partiellement applicables à d’autres langues berbères et même à l’arabe. Le fait que ces procédés reportent souvent au début du siècle ne suffit pas à les condamner dans les cas où une haute technicité ne s’impose pas. Les "Observations" précisent, quand cela est nécessaire, les précautions à prendre dans l’emploi de la lettre considérée.
Le tableau 1 présente, tout simplement dans l’ordre alphabétique, les lettres usitées pour l’écriture du français, mais utilisables pour celle du touareg moyennant certaines précautions ou restrictions. Le tableau 2 réunit des phonèmes qui ne peuvent être rendus par une lettre simple (à moins que l’on n’accepte un alphabet phonétique). On y trouvera des lettres pourvues d’une apostrophe, des groupes de deux ou même trois lettres pour noter un son unique, procédé évidemment contraire aux principes puisqu’une graphie sh, par exemple, est ambiguë et peut être lue comme l’initiale de “chat” ou comme [s] suivi de [h]. On peut estimer, cependant, que dans l’ensemble le risque de confusion est relativement limité. En cas d’hésitation sur l’identité d’un phonème, il peut être utile de le faire écrire en caractères tifinagh. L’écriture touarègue néglige la tension ou "gémination" des consonnes, mais elle a partout des lettres différentes pour r et gh ; l’alphabet de l’Ahaggar distingue aussi g et gy, d et d’, etc. L’écriture arabe permet également de procéder à des contrôles.
Tableau 1 : Lettres usitées pour l'écriture du français mais utilisables pour la notation du touareg

Tableau 2 : Phonèmes qui ne peuvent être rendus par une lettre simple (sauf avec un alphabet phonétique)
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II. Structure de quelques toponymes touaregs

Certains toponymes sont constitués par des éléments du vocabulaire courant et leur sens apparaît immédiatement (sans que l’on sache pour autant la raison qui a fait attribuer tel nom à tel lieu). D’autres sont et restent obscurs, l’absence d’archives rendant leur interprétation difficile ou impossible ; les explications fournies par les populations locales sont alors des plus suspectes, car "l’étymologie populaire" sévit ici comme ailleurs. En tout cas il est utile de reconnaître la structure d’un toponyme quand c’est possible. Les indications qui suivent, loin d’être exhaustives, rappellent quelques types fréquents. Les exemples sont notés dans la graphie "lâche" proposée par les tableaux qui précèdent. 1. Toponymes à un élément :
Ahaggar, Ténéré, etc. Il n’y a pas lieu d’insister sur ce type. 2. Toponymes comportant un nom et son complément : a) Le complément est introduit par n "de":
Aha-n-Akh "Vallon du Lait", Aha-n-Udad "Vallon du Mouflon"
Aha-n-Tel-i "Vallon de Elle me possède" (ici le complément est une phrase, du reste assez énigmatique).
Tehe-n-Äkli "Col de l’Esclave"
b) Le complément est un participe (le touareg n’a pratiquement plus de véritable adjectif) :
Aha-Mellen (ou Mellän) "Vallon Blanc" (littéralement "étant blanc", "qui est blanc")
Mesak (Messak ?) Set’t’äfet "Mesak Noir" ("étant-noir") : le participe en ‘-et’ est féminin, donc le nom Mesak est également féminin.
Ihahan-Egyrûtnîn "vallons longs" ("étant longs")
3. Toponymes constitués par une phrase :
Engh-Akli "Tue l’esclave" (vallée, mont, point d’eau) ; Engh-Amali "tue l’étalon" (vallée, point d’eau
Yûf-ehakit "il-surpasse velum" ("Il vaut mieux qu’un velum de tente" : montagne et vallée, avec rocher formant toit).
4. Toponymes comportant un pronom “support de détermination” :
J’appelle ainsi un pronom comme le français "celui", proche des démonstratifs, mais employé en fait comme le simple support d’une détermination : "celui-ci", "celui de Jean", "celui que j’ai vu". Le berbère fait grand usage de ces éléments. Voici quelques "supports" touaregs :
Tableau 3 : Système des pronoms
-REMARQUES : Le singulier et le pluriel de l’indéfini sont identiques et ne se distinguent que par l’accord qu’ils entraînent. Le féminin pluriel du défini et le féminin de l’indéfini sont identiques.
Les supports s’emploient de deux façons :
(1) en reprise d’un nom et à sa suite, le complément du nom s’accrochant alors au support ;
(2) sans le nom, qui n’est pas explicité.
(1) Nom + support défini + complément :
Adregy-Wa-n-Lebegyen "Massif des Ilebegyen", littéralement : "massif, celui des Ilebegyen".
Tihûbar-Ti-n-Ataram "Sources d’Aval", littéralement :"sources, celles d’aval"
(2) Support sans référent explicite + complément :
a) Support défini :
Ta-n-Kel-Ghedîmes "Celle des Gens de Ghadamès" (montagne)
Wi-Set’t’afnîn "Les Noirs", littéralement "ceux étant-noirs" (vallée)
b) Support indéfini : L’emploi d’un terme indéfini comme toponyme peut sembler paradoxal, mais il est particulièrement fréquent (sur ce problème, v. L. Galand "L’opposition défini-indéfini en toponymie : exemples berbères", dans Mélanges d'onomastique, linguistique et philologie offerts à M. Raymond Sindou, I, 1986, 21-24):
I-n-tafuk "Un du Soleil" (vallée, point d’eau)
I-set’t’äfen "Un Noir", littéralement "un étant-noir" (vallée)
Ti-n-amad’al-set’t’äfen "Une de la Terre Noire", littéralement "une du sol étant-noir" (vallée).
Les exemples sont tirés de l’ouvrage du P. de Foucauld, Dictionnaire abrégé touareg-français de noms propres (dialecte de l’Ahaggar); Paris, 1940. La notation a été modifiée. L’emploi systématique de traits d’union entre les éléments d’un même toponyme est à l’imitation de l’usage français ("Chalon-sur-Saône"), mais il peut être discuté. Par contre, l’habitude ancienne et très répandue d’écrire en un seul mot Wan... "celui de", In... "Un de", etc. me paraît difficile à défendre, puisque ‘n’ est la préposition "de". Il n’existe aucune raison déterminante de souder ‘n’ au mot précédent si c’est un support, alors qu’on ne le fait pas si c’est un nom : pourquoi écrirait-on "le livre de Jean", mais "celuide" en un seul mot dans "celui de Jean"?