Heinrich Barth, Leo Frobenius
et l'Apollon garamante:
Les premières découvertes
de gravures rupestres au Sahara


Par Jean-Loïc Le Quellec




Les débuts...
Les premières informations fiables à parvenir en Europe sur le Fezzân sont dues à Friedrich Horneman, jeune explorateur allemand de 25 ans, qui accomplit son voyage pour le compte de l'association londonienne for Promoting the Discovery of the Interior Parts of Africa, créée en 1788. Friedrich Horneman, doté de solides connaissances en linguistique et sciences naturelles, se proposait de rejoindre le fleuve Niger en partant de l'Égypte. Déguisé en Arabe, il se joignit, le 4 septembre 1798, à une caravane de marchands à destination de Murzuq, alors capitale du Fezzân. Parvenu là sans encombre, il y réunit d'amples informations qu'il fit parvenir à la société mandataire, et qui furent publiées en 1802 sous le titre de : Friedrich Horneman, Tagebuch seiner Reise von Cairo nach Murzuch. Mais le jeune explorateur n'avait pu réaliser son idée de descendre plus au sud. Ce projet fut alors repris en 1819 par le Dr. Joseph Ritchie et le capitaine George Francis Lyon qui, eux aussi, se joignirent à une caravane en se faisant passer pour des marchands arabes. Ils furent bloqués à Murzuq, où ils ne purent que réunir des informations sur les itinéraires conduisant à Ghadamès et Ghat, où nul européen n'avait encore pénétré. Un autre Anglais, James Richardson, décida de rejoindre Ghadamès en partant de Tripoli, et il fut le premier Européen à emprunter le trajet passant par Yefren et Sinawen, pour pénétrer dans l'oasis. De là, il se rendit à Ghat en vingt jours de marche. Mais les habitants le dissuadèrent de pousser plus loin, et il regagna la côte, avec une caravane qui passait par Murzuq. À son retour, il publia en 1848 les deux volumes de ses Travels in the Great Desert of Sahara in the Years of 1845 and 1846, dont une grande partie est consacrée à la description des oasis de Ghadamès, Ghat et el-Barkat, avec des informations sur les coutumes de leurs habitants.


Heinrich Barth (1821-1965).
Fort de son expérience, James Richardson proposa au gouvernement britannique de réaliser une expédition de plus grande ampleur. Cela fut accepté, mais comme la préparation scientifique de cet ancien séminariste était insuffisante, il fut décidé de lui adjoindre deux savants coéquipiers allemands. Le premier était le géologue et naturaliste Adolf Overweg, et l'autre était Heinrich Barth (1821-1865), philologue et archéologue polyglotte, élève du grand géographe Karl Ritter.

Partis de Tripoli le 25 mars 1850, les trois hommes se rendent tout d'abord dans la région de Murzuq, pour un voyage qui durera cinq ans, et dont seul Heinrich Barth reviendra . Il rédigera les cinq volumes de ses Reisen und Entdeckungen in Nord-und Central-Africa («Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale»), qui constituent le premier recueil d'observations scientifiques sur toutes les régions traversées .
Dans ces livres publiés en 1857, on apprend que, sur sa route vers Tombuctu, Heinrich Barth avait abordé le Messak en allant de Murzuq à Ghat, en compagnie d'une caravane de Touareg Ti-n-Alkum. Partie de Murzuq le 13 juin 1850, l'expédition entre dans le Berjûj le 25, passe trois jours plus tard «près d'une source nommée Ahitsa» [c'est l'abankor (=puits temporaire) d'Ihitsân], pour arriver à Elawîn, où Barth décrit une scène inattendue :

«Le 2 juillet, ... nous poursuivîmes notre chemin. Finalement, nous sortîmes de cet interminable Wadi Aberdjouch [Wâdi Berjûj] et nous ne tardâmes pas à atteindre le Wadi El Aouen [Elawîn], large vallée qui, agrandie par quelques petites sinuosités décrites sur le versant du plateau septentrional, descend vers les montagnes de sable du midi. À cet endroit, l'eau des pluies, s'élançant en deux torrents, du haut des terrains supérieurs, a formé un bassin d'environ cent pieds de long et cinquante de large qui donne au paysage un caractère fort attrayant. Nous choisîmes notre lieu de campement à peu de distance de ce bassin où chacun s'empressa de se livrer aux plaisirs du bain, tandis qu'une quantité de poules altérées voltigeaient aux alentours, épiant le moment de pouvoir se rafraîchir».
Après quelques jours passés sur place, Heinrich Barth et ses hommes repartent, vont camper «dans le Wadi Elghom Ode» [wâdi el-Ghommûd], et atteignent le 5 juillet un site qu'il dit s'appeler Teli Sarhe, nom dans lequel on reconnaît aisément le wâdi Telizzaghen, également dénommé Tilizzâq par les Touareg actuels .

Là, écrit-il, «notre attention fut attirée par quelques sculptures remarquables, enterrées dans les rochers de grès lisses et escarpés, qui bornent l'angle occidental de la vallée. Ces sculptures, quoique n'étant pas précisément des oeuvres d'art d'une exécution parfaite, n'étaient pas non plus de simples ébauches d'un trait bien accentué ; elles portaient le cachet d'une main ferme et reposée, bien exercée à ce genre de travaux» .



Ci-dessus : L'Apollon Garamante, gravure de Telizzaghen dans le livre de Heinrich Barth.

On sait gré à Heinrich Barth d'avoir pris le temps d'examiner ces «quelques sculptures remarquables», et d'en avoir pris des croquis, car il ne s'agissait rien moins que des premières gravures rupestres signalées en plein Sahara (les figurations du Sud-Oranais avaient été découvertes trois ans plus tôt par Jacquot et Koch). Certes, les illustrations du livre de Heinrich Barth sont des gravures effectuées à partir de ses croquis de terrains, et elles ne sont guère fiables. Mais on ne saurait en vouloir à ce grand précurseur, qui eut le mérite d'être le premier à attirer l'attention du monde savant sur ces oeuvres. Curieux de tout, il s'interroge alors sur leur origine, leur âge, et leur signification, tout en soulignant la qualité de leur exécution. Il baptisera la première des gravures qu'il a découvertes, du nom d'«Apollon Garamante» , et en fera le commentaire suivant :

«Le groupe dont je conservai l'esquisse est de nature à offrir le plus vif intérêt. À gauche se trouve une espèce de corps humain avec une tête ressemblant à celle d'un taureau ou plutôt d'une antilope, surmontée de longues cornes tournées en avant. La forme particulière du bras droit qui figure assez bien une rame, est le résultat de l'imperfection du travail. Le personnage représenté porte dans la main gauche un arc et une flèche. Entre les jambes de ce maigre corps descend une longue queue qui en forme l'appendice. Il se trouve fortement incliné en avant, dans l'attitude de la course ou de l'agression. En face de cette figure s'en trouve une autre plus petite, mais non moins remarquable, représentant un corps humain jusqu'aux épaules, surmonté d'une tête d'animal qui rappelle celle de l'ibis égyptien. Cette petite tête pointue est ornée de trois oreilles, ou de deux oreilles et d'une troisième proéminence, et porte une espèce de capuchon qui accuse également le caractère de l'art égyptien Ce second personnage porte également un arc dans la main droite. Entre ces deux formes semi-humaines, qui semblent se livrer entre elles à une lutte, se trouve sculpté, avec non moins de précision, un boeuf de proportions relativement plus petites. Seulement les sabots sont omis et les jambes se terminent en pointe. Ce boeuf a la face tournée à droite, du côté de la seconde figure».

Bien entendu, Heinrich Barth s'interroge sur l'identité des auteurs d'une oeuvre de facture aussi achevée, « perdue » au coeur du désert de Libye : «La vue de ce groupe singulier -- écrira-t-il -- fait naître une double question : celle de savoir à quel peuple il doit être attribué, et quel peut en être le sujet». Ces questions sont du reste les mêmes que nous nous posons encore de nos jours, et auxquelles le présent ouvrage tentera d'apporter à son tour quelques réponses. Mais les réflexions de Heinrich Barth méritent d'être citées, car elles préfigurent nombre des discussions qui suivront au siècle suivant : «Il est évident -- dit-il-- qu'un Barbare ne connaissant pas les arts du dessin et ne s'y étant jamais exercé, n'était pas capable de graver dans la pierre ces étranges figures avec autant de précision et de fermeté. On ne peut pas non plus attribuer à ces sculptures une origine romaine, attendu qu'elles ne présentent aucun caractère du style romain.» Pourtant, ajoute-t-il «je n'oserai non plus leur assigner une origine égyptienne, malgré toute l'apparence qu'elles en offrent. Peut-être faut-il faire remonter ce travail aux habitants primitifs de ces contrées, les Garamantes, et y reconnaître une influence carthaginoise».

Ainsi, à peine est-elle évoquée, que l'hypothèse d'une origine égyptienne est aussitôt répudiée, tandis que pour lui, qui se souvient bien sûr des Histoires d'Hérodote, l'hypothèse «garamantique» s'appuie sur l'argumentation suivante :
«La figure de gauche représente l'Apollon Garamante et celle de droite Hermès. Apollon est le père mythique de Garamas, le patriarche des Garamantes chez lesquels le bétail était en haute vénération. Hermès est fréquemment représenté avec une tête d'ibis sur les tombeaux égyptiens ainsi que sur les monnaies syriennes, et passe positivement pour avoir été le rival d'Apollon auprès de la mère de Garamas. Peut-être peut-on aussi rapporter le sujet du morceau de sculpture en question au vol du bétail commis par Hermès et chanté souvent par les anciens poètes, ou la dispute de ce dieu et d'Apollon, pour la possession des troupeaux».
Toujours à Telizzâghen, l'explorateur allemand découvre un autre groupe gravé du plus haut intérêt :


Ci-dessus : gravure de Telizzaghen dans l'ouvrage de Heinrich Barth.

«Une autre sculpture, qui se trouve taillée dans un bloc de cinq pieds de haut et de douze pieds de large [...] a pour sujet un groupe de bestiaux placés de différentes manières, mais se dirigeant vers la droite. Le bloc est brisé de ce côté, qui représentait probablement le puits ou l'abreuvoir où ces animaux étaient censés allés boire. Ce morceau est traité avec plus de fermeté encore que le premier. Quelques-uns des animaux qu'il représente sont admirablement exécutés ; seulement, comme dans le premier travail, ils sont dépourvus de pieds».Notons que Heinrich Barth a bien remarqué cette curieuse manière de représenter les pieds des animaux, sur des gravures où, ainsi qu'il le décrit fort bien, «les sabots sont omis et les jambes se terminent en pointe». Cette manière de faire fera ultérieurement couler beaucoup d'encre, sous le nom de style en «Hornerbeine» («pattes en forme de cornes») sous la plume de Leo Frobenius, ou bien plus tard sous celui, plus connu, de «Style de Tazina» à partir des travaux d'Henri Lhote. Mais notre voyageur, contemplant cette nouvelle découverte qu'il venait de faire, se fit alors les réflexions suivantes, qui introduisaient la première classification relative des gravures rupestres du Sahara, préfigurant une division en deux étages qui seront plus tard nommés «Camelin» et «Pré-camelin»:

«En supposant que cette image retrace quelque endroit pourvu d'eau et situé sur la grande voie qui conduit vers l'intérieur du continent, il paraît étrange qu'il ne s'y trouve pas de chameau, ce compagnon inséparable des tribus nomades de l'Afrique septentrionale. Mais cette circonstance témoigne une fois de plus du fait reconnu comme incontestable, que le chameau n'est pas originaire de l'Afrique du Nord, mais qu'il y fut introduit plus tard, au temps des rois numides, et ne commença à être en usage dans ces régions occidentales que vers le IVe siècle de notre ère. Dans les districts orientaux, il fut importé un peu plus tôt, soit vers le temps de Ptolémée, et y était déjà parfaitement acclimaté au IIIe siècle. Ces sculptures remontent probablement à l'époque où l'on ne se servait que de bétail comme bête de somme».

Continuant sa marche le long des falaises de Telizzâghen, Heinrich Barth découvrit d'autres gravures, et en particulier un animal qu'il prit pour un boeuf mais qui, en réalité, était un mouton pénétrant dans un ovale:


Ci-dessus : Gravure d'Ovin entrant dans un ovale, Heinrich Barth (Telizzaghen, Messak Settafet).

«Sur une autre pierre, je vis un boeuf sautant à travers un cercle ou un anneau. Cette image a sans doute une signification allégorique ; peut-être représente-t-elle l'entrée de la victime dans le cercle sacré. Des cercles semblables se trouvent répandus, en réalité, dans toute l'Afrique septentrionale, et près de l'abreuvoir où nous nous trouvions, nous en vîmes un, fort régulièrement construit en vastes blocs de pierre, sur le versant sud-ouest de la montagne». Là encore, l'explorateur venait de soulever un problème appelé à un bel avenir: celui des «ovaloïdes» du Messak, auquel le présent livre se propose d'apporter une solution, après des années d'interprétations controversées. Quant au «cercle sacré» vu par l'auteur à proximité du site, on aura compris qu'il s'agissait d'un monument lithique circulaire d'un type commun au Messak comme dans tout le sud du Fezzân, et généralement considéré comme «monument préislamique».
Heinrich Barth termine sa courte visite à Telizâghen en notant que «les pentes de rochers qui couvrent la pièce d'eau, de l'autre côté de la vallée, sont couvertes d'inscriptions Tefinagh gravées fort négligemment». Puis, reprenant sa progression le 7 juillet, il arrive à une vallée qu'il appelle «Erasar n Hagarne» [il pourrait s'agir du wâdi I-n-Hagarîn des auteurs modernes] qu'il descend jusqu'au lieu appelé Aman Semmedne, à cause «de l'eau fraîche qui descend du plateau de temps à autre, et y laisse un lit profondément creusé, reconnaissable de temps en temps». Là, il remarque «un boeuf gravé dans le même style que les sculptures de Teli Sarhe [Telizzaghen] mais il a dû y en avoir autrefois bien plus de ce genre». Et à nouveau, il grimpe jusqu'en haut de la falaise, pour y découvrir «un cercle, composé de pierres régulièrement juxtaposées, qui a probablement servi pour les sacrifices, aux habitants primitifs de cette contrée».
Poursuivant sa route vers Tombuctu, l'explorateur passe le 8 juillet «par le beau défilé de Rhalle» pour rejoindre la vallée qu'il désigne sous le nom d'Erasar Tissi, avant d'entreprendre une longue marche dans la plaine de Taïta. C'est-à-dire qu'il sort du Messak (le 9 juillet) par la passe de Tehi-n-Aghelad (appelée Alfao par Henri Duveyrier), et qu'il se rend jusqu'au mont Idinen encore appelé Qasr el-Junûn («Mont des Esprits»), pour finalement arriver à Ghat le 18 juillet suivant.


Ci-dessus: L'Apollon Garamante en 1998.

Nous laisserons là ce courageux voyageur, qui allait poursuivre sa route pendant cinq années encore, pour souligner le caractère pénétrant de ses notations, surtout si l'on se souvient que les gravures qu'il a découvertes au Messak furent les toutes premières figurations rupestres signalées au Sahara.
Heinrich Barth ne disposait donc d'aucun point de comparaison pour tenter de répondre aux questions qui, de nos jours encore, se posent à propos de ces oeuvres: qui les a réalisées? quand? et pourquoi? Par le simple examen d'un nombre très réduit de gravures, il parvint pourtant à poser d'excellents jalons vers des réponses correctes à ces interrogations. On peut résumer l'essentiel de ses réflexions en sept apports principaux:

1. il se livre à des observations très correctes sur les changements climatiques et faunistiques, ce qui lui permet d'élaborer la première chronologie relative connue au Sahara;

2. cette chronologie s'appuie sur le fait que les boeufs avaient dû être nombreux autrefois au Fezzân, à une époque où, le dromadaire n'ayant pas encore été introduit, il ne pouvait figurer au répertoire des anciens graveurs;

3. il en résulte que, pour Heinrich Barth, les figurations de la grande faune sont antérieures aux inscriptions en caractère tifinâgh;

4. Heinrich Barth pose la question des rapports possibles entre certaines des figurations du Messak et les représentations de divinités égyptiennes;

5. il reconnaît une caractéristique stylistique importante, dans le fait de représenter l'extrémité des pattes des bovins non pas avec l'indication des sabots, mais par une terminaison pointue;

6. il suppose que le « cercle » représenté devant l'un des animaux gravés de Telizâghen « a sans doute une fonction allégorique »;

7. il note la présence de monuments lithiques circulaires, qu'il suppose associés à la présence des gravures.

La validité de ces propositions ou remarques est toujours d'actualité, et Heinrich Barth apparaît comme un remarquable précurseur: c'est lui le véritable découvreur des richesses du Messak. Mais pendant les quelque soixante-dix années qui suivirent la publication de son journal de voyage, les trésors archéologiques fezzanais ne suscitèrent guère d'intérêt. En très juste hommage, l'institut allemand fondé par Rudolf Kuper et qui a livré le plus grand nombre d'informations sur l'archéologie et les paléoclimats du Sahara depuis une dizaine d'années, se nomme Heinrich Barth Institut.




Henri Duveyrier (1840-1892).

Les autres explorateurs qui passeront dans la région ne feront que longer le Messak, sans lui porter grande attention, et donc en ignorant les chefs-d'oeuvre pariétaux de cette zone. Il est vrai que les difficultés de l'exploration n'étaient pas pour stimuler la curiosité, et Henri Duveyrier, passant à Serdélès (aussi appelé el-°Awenât en arabe) pour se rapprocher du «coude» du Messak, déclarera que, de ce point, «l'artiste peut, dans un seul coup d'oeil, embrasser trois des grandes horreurs de la nature : le squelette dénudé de la chaîne de l'Akâkoûs, le désert de Tayta, les dunes d'Edeyen» . Et certes, du point de vue de l'hospitalité, le Messak est l'horreur des horreurs. Les seules gravures rupestres libyennes citées par Henri Duveyrier dans son fameux livre sur Les Touaregs du Nord (1864) proviennent donc d'une autre région, beaucoup plus méridionale, ainsi qu'il apparaît par ce passage: «Sur la route que suivaient les Garamantes, de Djerma au pays d'Aïr, route encore parfaitement tracée, comme sont les anciennes voies romaines, on trouve, à la station d'Anaï, de grandes sculptures sur le rocher, qui représentent très-distinctement des chariots avec des roues, traînés par des boeufs à bosse» . Bien que cette indication n'ait été donnée que par ouï-dire, elle connut une longue postérité, sous la forme du fameux mythe saharien de la «route des chars» garamantes, qui n'a jamais existé que dans l'imagination romantique de ses promoteurs. À l'occasion de cette mention, Henri Duveyrier se souviendra des découvertes de Heinrich Barth, qu'il résumera en des termes erronés, puisqu'il y fait allusion au zébu, que n'avait pas mentionné l'explorateur allemand et qui, de fait, ne se trouve pas au Messak. Mais il confirmera les déductions de son prédécesseur, en ce qui concerne la chronologie relative des gravures, encore appelées «sculptures» dans le langage de l'époque:

«En traversant la vallée de Telizzarhên [Telizzaghen], sur la route directe de Mourzouk à Rhât [Ghat], M. le docteur Barth a trouvé plusieurs sculptures analogues à celles d'Anaï, dans lesquelles le boeuf à bosse joue le principal rôle. Il est à remarquer qu'aucune des sculptures de l'époque garamantique trouvées jusqu'à ce jour ne rappelle le chameau, et que cet animal n'apparaît, à l'exclusion du boeuf, que dans les épigraphies grossières des Touâreg modernes. L'emploi exclusif du boeuf pour les transports, dans les temps anciens, implique une richesse en eaux et en pâturages beaucoup plus grande que celle de l'époque actuelle».

Leo Frobenius (1873-1938).

Mais, les années passant, d'autres découvertes commencèrent à être signalées en divers endroits moins «horribles» du Sahara. Et un beau jour de 1932, Leo Frobenius, qui avait fort bien remarqué les images publiées par son prédécesseur et compatriote Heinrich Barth, décida de se rendre lui-même dans la région du Messak. À cette époque, Leo Frobenius, âgé de 59 ans, était déjà un ethnologue et préhistorien fort connu, ayant organisé nombre d'expéditions au Congo, au Kassaï, en Algérie, au Maroc, en Égypte, dans le Soudan du Nil, en Afrique du Sud et sur les rives de la mer Rouge, rapportant à chaque fois des quantités de documents témoignant d'une curiosité universelle. Ce travail de terrain se doublait d'une assise bibliographique unique, puisqu'il avait dépouillé lui-même la totalité de la littérature africaine disponible à son époque. Les dizaines de milliers de fiches qu'il a rédigées à cette occasion, les centaines de relevés et photographies rapportées de ses expéditions, bref les archives colossales réunies par ce chercheur autodidacte, infatigable, rejeté par une Université sclérosée, formèrent la base des collections du Forschungsinstitut für Kulturmorphologie de Frankfort (actuellement Frobenius Institut). Il n'est guère connu en France que par son Histoire de la civilisation africaine, dont on critique maintenant les bases théoriques ou les spéculations philosophiques, et dont le style lyrique et ampoulé a bien vieilli, mais son Atlas africanus est toujours utile.

Quant aux douze volumes de contes et de mythes recueillis au cours de ses voyages, ils sont actuellement en cours de traduction, et constituent autant de précieux répertoires de traditions orales, notées pendant qu'il en était encore temps.


Ci-dessus : les trajets de Heinrich Barth et Leo Frobenius au Messak.

Dans l'esprit de Leo Frobenius, cette prodigieuse activité n'avait qu'un but : réunir les matériaux d'une histoire des civilisations non écrites. Ce faisant, il jetait les bases d'une histoire des civilisations africaines, dont il lui fallait bien constituer lui-même les sources, jusqu'alors quasi inexistantes, mais sa mort prématurée l'empêcha de mener ce projet à bien. Et donc, avant de le placer, comme il est de mode, parmi les auteurs «dépassés» (ce qui autorise, trop facilement, à ne pas les lire), il conviendrait de comparer ses propos avec les innombrables textes clairement racistes tenus par nombre de ses contemporains... et par bien d'autres après lui. Du reste, il n'est guère étonnant que ses idées aient été tenues pour fort suspectes par les Nazis .


L'Apollon Garamante, tel que vu par les artistes accompagnant Leo Frobenius.

En ce qui concerne l'art rupestre du Sahara, son apport est considérable car, le premier, il comprit qu'on ne pouvait se satisfaire de croquis approximatifs, hâtivement exécutés à main levée par les explorateurs, et il se préoccupa de faire réaliser des relevés aussi précis que possible. À cet effet, il forma dans son institut des peintres spécialisés, qui l'accompagnaient au cours de ses voyages. Ainsi, à l'occasion de sa dixième expédition, il obtint le concours de deux artistes de talent, Agnès Schulz et Assisa Cuno, chargées de relever les figurations rupestres rencontrées par les diverses équipes. La première de celles-ci, composée du Dr. Jensen et d'Agnès Schulz, devait rejoindre Ghat puis le massif du Tassili-n-Ajjer, tandis que Leo Frobenius lui-même, accompagné d'Assisa Cuno et du lieutenant italien Corriere, partait d'Awenât pour aller suivre la piste de Barth jusque dans l'oued du Messak Settafet appelé Telizzaghen, nom dans lequel Leo Frobenius n'eut aucun mal à reconnaître le «Teli Sarhe» ou «Telissare» traversé par Heinrich Barth trois quarts de siècle auparavant.
Là, le lieutenant italien rebroussa chemin, mais Leo Frobenius poursuivit l'exploration des vallées du Messak, toujours en compagnie d'Assisa Cuno, et avec l'aide de trois Touareg . Ainsi découvrit-il plusieurs «galeries de gravures» qu'il répertoria sous les appellations de Tel Issaghen I, II, et III, et d'I-n-Habeter I, II, et III.


L'Apollon Garamante tel que vu par Paolo Graziosi en 1967.

Lors de son séjour au Messak Settafet, Leo Frobenius découvrit que les gravures signalées par Heinrich Barth avoisinaient de nombreuses autres oeuvres que celui-ci n'avait pas signalées, et son équipe put en relever ou photographier une bonne centaine. Les résultats de cette expédition ne furent rendus publics qu'en 1937, mais en partie seulement, dans un ouvrage magnifique, où l'heureux découvreur estimait que les matériaux fezzanais devaient occuper une position-clé pour l'étude archéologique et paléo-anthropologique des anciennes cultures sahariennes . L'avenir lui aurait rapidement donné raison si, durant une dizaine d'années, cette région difficile d'accès et particulièrement désolée, n'avait été à nouveau oubliée des archéologues.

En effet, c'est seulement en 1948 que Roger Frison-Roche photographia quelques gravures de l'Adrâr Iktebîn, trouvant là l'inspiration de sa Montagne aux écritures. En 1955 et 1956, Philippe Diolé publia lui aussi quelques gravures inédites provenant d'I-n-Habeter au Messak Settafet. Puis, à la fin des années soixante, deux missions du Consiglio Nazionale delle Ricerche, conduites par Paolo Graziosi (1970), permirent à ce dernier de faire de nouvelles découvertes sur les sites autrefois visités par Leo Frobenius, et en 1971, le Général Huard et Léone Allard publièrent des relevés effectués à partir de clichés effectués par Mme Penel en 1969 à I-n-Habeter . Parmi les observations de Leo Frobenius au Messak, plusieurs montrent qu'il avait déjà mis le doigt sur quelques-uns des grands problèmes de chronologie et de style qui agiteront le monde des spécialistes de l'art rupestre saharien, bien des décennies plus tard.
Tout d'abord, il est le premier à distinguer stylistiquement les gravures réalisées à l'aide d'un contour double, de celles des quadrupèdes à «jambes en forme de cornes» (Hörnerbeine). Considérant ensuite une «merveilleuse tête de bélier au-dessus du symbole ovale» de Telizzaghen, il remarque que «la surface du rocher s'est partiellement effondrée, entraînant le corps du bélier et une partie de l'ovale. On a rempli le vide ainsi produit en gravant trois antilopes aux pattes en forme de cornes à la file indienne» . Il réitère cette observation à I-n-Habeter, où « s'est effondré un coin saillant qui portait l'image d'un boeuf, avec d'excellents contours doubles ; toute la partie antérieure de l'image du boeuf a sauté, et sur la surface vide on a représenté une antilope aux pattes en forme de cornes» . Il est donc patent que, localement au moins, les figurations d'antilopes aux «jambes en forme de cornes» sont plus récentes que celles de bovins à double contour.
Il est également le premier à se préoccuper de la position chronologique des théranthropes fabuleux du Messak, dans un paragraphe important:
«À In Habeter III... est gravée assez haut l'image d'un homme à tête de bête courant, qui semble se hâter vers le groupe... des chasseurs de rhinocéros à tête de chacal. Le coureur et les chasseurs semblent être du même temps. Les figures ont les mêmes lignes d'épaules et la même attache de cou, les mêmes ornements aux bras, les mêmes mollets, la même attitude. Au-dessus de l'homme seul courant, on reconnaît les vestiges d'un boeuf à double contour, représenté en demi-relief. Le corps de ce boeuf a disparu jadis, et sur l'espace vide on a gravé le coureur à tête de bête. Nous avons donc la preuve irréfutable que, en cet endroit, les chasseurs à tête de bête appartiennent à une période plus récente que les boeufs à doubles contours, gravés avec le plus grand art».
Sur la base de ces observations excellentes, Leo Frobenius construisit une chronologie relative selon laquelle les gravures les plus anciennes seraient constituées par le groupe des bovins «à double contour», tandis que les théranthropes et les antilopes «à pattes en forme de cornes» appartiendraient à un ou plusieurs horizons plus récents. Mais si les observations de terrain du grand anthropologue sont incontestables, les conclusions qu'il en tira ne peuvent être acceptées sans réserve. En effet, remarquer que certaines gravures sont plus récentes que certaines autres qui leur sont sous-jacentes ne suffit pas à créer une chronologie relative, si l'on n'a aucune idée de la période de temps séparant la réalisation de ces oeuvres: peut-être, effectivement, des siècles ou des millénaires, mais peut-être aussi des années. Et pourquoi pas seulement quelques mois ou semaines? Si rien ne permet d'en décider, il est illusoire de multiplier les étages chronologiques sur de telles bases, ainsi que le fera pourtant, bien plus tard, Henri Lhote. Mais c'est déjà là une autre (pré) histoire....





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