Lascaux : des chercheurs dans la lune
Le dernier
numéro des Dossiers
d'Archéologie,
coordonné par Jean Clottes, est consacré à la grotte
de Lascaux. En introduction, le coordonnateur de ce
dossier nous avertit qu'il a "tenu à
donner la parole à Chantal Jègues-Wolkiewiez, qui
présente un point de vue original, et considère que
la cosmogonie a joué un grand rôle dans la
constitution du sanctuaire".
L'article s'ouvre sur une image très romantique, pour
laquelle Pascal Goetgheluck a photographié la lune
vue de l'intérieur d'une grotte, sur fond de ciel
étoilé. La légende qui accompagne ce cliché est --
sans rire ! -- la suivante: "Les
grottes faisaient office de 'lunette astronomique',
le grossissement en moins".
L'auteur s'appuie sur les travaux de prédécesseurs,
telle Luz Antequera Congregado, dont la thèse
(Arte y
astronomia, evolución
de los dibujos de las
constelaciones) est
citée comme soutenue à Madrid en 1992 alors qu'elle
le fut en 1991. Cette petite erreur peut être
considérée comme négligeable, mais elle augure mal de
la suite, dans un travail qui nécessite une grande
précision dans les mesures.
De plus, il est facile de vérifier que dans le cours
de la thèse de L.A. Congregado, le nom de Lascaux
n'apparaît en réalité que trois fois: dans une
citation de Sigfried Giedion concernant l'association
bison-cheval (p. 19), pour souligner que des signes
punctiformes sont fréquemment associés aux animaux
(p. 25) et dans le seul passage en rapport avec le
sujet dont traite Chantal Jègues-Wolkiewiez:
"Es
sorprendente el parecido existente entre los puntos
que aparecen sobre el lomo de uno de los toros de la
cueva de Lascaux… y la posición
de las Pléyades con respecto a Tauro"
(p. 15:
"Surprenante est la ressemblance entre les points qui
apparaissent au-dessus de l'échine de l'un des
taureaux de la grotte de Lascaux… et la position des
Pléiades par rapport à Taurus"). Ce passage ne fait
donc état que de la surprise de l'auteur, sans rien
démontrer du tout. Alors il est bien dommage que
Chantal Jègues-Wolkiewiez s'appuie sur lui comme s'il
s'agissait d'une démonstration allant à l'appui de
ses propres thèses.
Surtout que les points en question, associés à un
aurochs, sont au nombre de six alors qu'ils sont
supposés représenter les "sept sœurs" des Pléiades.
Michael Rappenglück, que j'ai déjà cité dans ce blog
pour ses interprétations archéo-astronomiques, a déjà
affirmé, lui aussi, que ces six points
représenteraient les Pléiades… mais il a aussi
identifié comme "Pléiades" un groupe de points de la
grotte d'el Castillo en Espagne, points qui sont bien
là au nombre de sept. On peut douter que, pour
représenter ce groupe d'étoiles, les Préhistoriques
aient dessiné tantôt six points, et tantôt sept. De
toute façon, dans ses travaux, Chantal
Jègues-Wolkiewiez se garde bien de jamais citer cet
autre prédécesseur de ses thèses qu'est le Dr
Rappenglück, bien que ce dernier soit lui aussi
partisan d'une interprétation astrale de Lascaux.
Cela est d'autant plus étonnant que la lecture en
clef des Pléiades a déjà été publiée deux fois par
Rappenglück, et qu'il la soutient depuis déjà une
dizaine d'années
(voir:
Rappenglück,
Michael A. (1997). «The Pleiades in the "Salle de
Taureaux", Grotte de Lascaux. Does a Rock Picture in
the Cave of Lascaux Show the Open Star Cluster of the
Pleiades at the Magdalenien Era (ca. 15.300 BC)?». In
C. Jaschek & F. Atrio Bárendela (Eds.),
Actas
del IV Congresso de la SEAC "Astronomia en la
Cultura", Proceedings of the IVth SEAC Meeting
"Astronomy in Culture". (pp. 217-225). Salamanca:
Universidad de Salamanca et
Rappenglück,
Michael A. (2001). «Palaeolithic timekeepers looking
at the golden gate of the ecliptic; the lunar cycle
and the Pleiades in the cave of La-Tête-du-Lion
(Ardèche, France) — 21.000 BP.»
Earth,
Moon and Planets 85-86:
391-404).
Serait-ce parce que les conclusions de Michael
Rappenglück, tout aussi intuitives que celles de
Chantal Jègues-Wolkiewiez, en diffèrent grandement ?
En fait, l'argument principal de Chantal
Jègues-Wolkiewiez repose sur l'orientation solaire de
la grotte: "La coupe
de son entrée nous a permis de calculer qu'avant
l'éboulement qui a obstrué l'accès utilisé par les
Paléolithiques, lors du solstice d'été au moment de
son coucher, à environ 304° d'azimut nord, le soleil
illuminait la Rotonde et le Diverticule axial dans le
prolongement l'un de l'autre (plan et coupe Cl.
Bassier)."
Or la stratigraphie et les coupes publiées -- celles
mêmes qu'utilise l'auteur -- peuvent, au contraire,
être lues de tout autre façon. Pour la plupart des
préhistoriens, elles indiquent en effet que les
rayons du soleil ne pouvaient pas pénétrer dans la
salle de la Rotonde au Paléolithique supérieur, car
le remplissage du porche était trop important,
obstruant grandement l'entrée originale de la cavité.
La première chose qu'aurait donc dû démontrer Chantal
Jègues-Wolkiewiez, avant tout autre argument sur la
signification astrale ou non des images, leur
orientation, etc, c'est la possibilité même d'une
telle illumination solaire au jour du solstice.
Et elle ne l'a pas fait, ce qui, bien évidemment,
mine considérablement tous ses développements.
Dans le même numéro des Dossiers
d'Archéologie, se
trouve un article de Norbert Aujoulat qui pense
pouvoir réfuter les thèses de Chantal
Jègues-Wolkiewiez en affirmant simplement que la même
démarche "pourrait
aussi être proposée, par exemple, avec la carte de
répartition des cabines téléphoniques du département
de la Dordogne; on aboutirait à un résultat
similaire".
Voilà qui est bien typique des situations polémiques,
où chacun, persuadé de détenir la vérité, se drape
dans sa superbe. Si l'on en juge par un récent film
passé à la télévision et présentant ses recherches,
Chantal Jègues-Wolkiewiez se plaint de devoir
travailler seule, ignorée de la "recherche
officielle" (air connu, systématiquement entonné par
les cranks),
et d'un autre côté, Norbert Aujoulat, en digne
représentant de ladite science, ne daigne pas réfuter
ses thèses, se contentant d'affirmer, sans le moindre
début d'argument (sans même parler de preuve), que la
démarche de Chantal Jègues-Wolkiewiez, appliquée aux
cabines téléphoniques de la Dordogne, donnerait un
résultat similaire. Ce qui n'est rien d'autre qu'un
argument d'autorité.
Hélas, mille fois hélas, ce type d'attitude
condescendante ne peut que renforcer l'attitude
obsidionale des "chercheurs indépendants", convaincre
une grande partie du public de la réalité d'une
cabale contre quelques génies solitaires, et
persuader les lecteurs ou les téléspectateurs que des
chercheurs isolés et sans moyens ont raison contre
l'énorme machine de la "science officielle". Mais le
fait que, par exemple, Jean Clottes ait invité
Chantal Jègues-Wolkiewiez à présenter ses travaux
dans ce numéro des Dossiers
d'Archéologie suffit à
montrer que cette façon de voir relève du fantasme.
Mais j'y pense: est-ce pur hasard si les principaux
partisans de l'interprétation pan-chamanique des arts
préhistoriques adoptent également une démarche
obsidionale et hautaine, ignorent les faits qui
contredisent leurs théories, bricolent ou déforment
les thèses des auteurs qu'ils utilisent, refusent de
répondre rationnellement aux arguments qui leur sont
opposés ?