Lusus naturae
Qui peut croire que le temps des cabinets de curiosités est révolu ? Une simple visite sur l'internet prouve rapidement le contraire, et nombreux sont les amateurs de pierres qui ramassent des cailloux leur semblant révéler d'incroyables secrets. Ce que les étiquettes jaunies de nos musées appellent lusus naturae ("jeu de la nature"), et qui fut naguère considéré comme curiosité signifiante, par laquelle se dévoilaient un peu des secrets du grand architecte de l'Univers, n'a plus droit de cité dans les académies, les musées, les institutions. Ces jeux de nature, devenus jeux de culture, trouvent désormais refuge sur la toile.
Les auteurs des sites de l'internet où ces découvertes sont rendues publiques présentent tous en commun de n'avoir visiblement aucune notion de géologie ou de préhistoire, et d'être absolument incapables de reconnaître sur leurs pierres des traces d'un travail humain authentique. Pourtant, ils lisent leurs précieux cailloux à pierre ouverte, et y découvrent mille merveilles. Ce qu'ils voient sur leurs polyèdres est même si surprenant que, pensent-ils, cela devrait remettre en cause tout ce que l'on sait du peuplement de l'Amérique, de la théorie de l'évolution, ou même de l'origine de l'homme — excusez du peu. Face au scepticisme des savants qu'ils contactent dans l'enthousiasme de la découverte, ils se plaignent communément de la frilosité de ceux-ci, voire de leur caractère borné. Alors ils publient leur trouvaille où ils peuvent, dans l'espoir d'attirer l'attention. Leurs commentaires sont nourris d'une inutile érudition, où se côtoient Kernunnos, les traditions haida, Quinte Curce et les Sumériens, les runes et l'Egypte antique. Ces déluges de références sont effectivement inutiles, puisque les objets qui les motivent ne sont rien d'autres que de très ordinaires cailloux, ou des concrétions naturelles comme on en trouve partout. Et ce qu'y lisent nos découvreurs s'apparente aux grandioses scènes de bataille que Leonardo da Vinci lisait dans les nuages, ou sur les taches d'un vieux mur.
Curieusement, tout ce qui est représenté sur ces pierres est toujours unique et hors du commun. Jamais l'on y voit la moindre représentation ordinaire! Quand ce sont des américains qui les découvrent, jamais elles ne représentent une scène de la vie quotidienne des Amérindiens d'antan, ou clairement rapportable à leurs traditions. Non : ce sont toujours des objets supposés montrer, par exemple, que "ancient cultures visited and lived in North America long before Colombus showed up in 1492". Et alors ? — direz-vous — tout le monde est d'accord pour dire que l'Amérique était peuplée de "cultures anciennes" avant l'arrivée de Colomb. Oui, certes. Mais ce que veulent démontrer nos pétrophiles, c'est que ces anciennes cultures appartenaient à l'Antiquité du vieux monde, ce qui change tout.
C'est par exemple le discours tenu sur www.ancientartifacts.info par Larry
Wentz, qui met en ligne les photographies
(réalisées par K. Switzer) de petits galets de
rivière sur la surface desquels il perçoit des
scènes plus qu'étonnantes. L'une montrerait un
gryphon qui serait le seul être mythique de ce
genre connu dans l'art ancien des Amériques, une
autre associerait, sur quelques centimètre carrés,
une empreinte de main minuscule, une "idole" et un
"guerrier" portant un bouclier rond. Une dernière
— ma préférée ! — montre, près de deux grandes
étoiles, un personnage à chapeau pointu au grand
manteau constellé d'étoiles.
Cette scène se trouverait sur le détail photographié
en haut à gauche de la présente page, c'est-à-dire
sur une toute petite partie du caillou, considéré par
l'auteur comme une "statue" mesurant environ 7,5 cm
de haut.
Si vous n'y voyez rien, ce que je comprendrais
parfaitement, voici maintenant, ci-dessus, le
rubriquage de l'auteur, qui montre ce qu'il y a
clairement reconnu, lui.
Larry Wentz lance un appel pour trouver un expert en
héraldique susceptible de l'aider à déchiffrer
certaines des images qu'il a cru percevoir, alors que
ce qui lui serait plus utile dans un premier temps,
c'est l'avis d'un géologue.
En visitant le site original, vous y trouverez assez
d'autres exemples pour vous convaincre de ce que la
fascination pour les pierres, qui fit tant rêver
Caillois, est toujours bien vivante.
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Commentaire de Charles Bélart:
"Entiérement d’accord avec les termes de cet
article.Exposant sur mon site des outils abbevilliens
trouvés au bord de la mer( donc un peu roulés)
j’ai eu la surprise de recevoir un courrier
m’indiquant que dans un coin d’1cm2 ou la patine
avait sautée sur un outil (vieux de centaines de
milliers d’annees) on distinguait un visage avec
un oiseau qui sort de la bouche."