De la Terre-Mère, du matriarcat primitif et de quelques autres vieilles lunes
A propos des élections, un billet du monde ressuscite la vieille lune du "matriarcat primitif"…
Au temps
du “Panorama de France Culture”, j’aimais bien les
interventions de Roger Dadoun, souvent pleines
d’humour. Hélas, les élections lui ont inspiré un
billet paru dans le journal “Le Monde” du 20 avril
sous le titre: “Ségolène
Royal incarne un désir de mère en
gestation”. Tout en
se défendant de pratiquer un “psychanalysme
simpliste”, il
interprète l’émergence de Ségolène Royal sur la scène
politique nationale comme l’indice qu’un
“désir de
mère” travaillerait
“souterrainement
les mouvements populaires”. Bon,
c’est son idée, n’est-ce pas, et libre à lui de
l’exposer. Mais ce qui dépasse la simple expression
d’une opinion, c’est qu’il s’appuie sur ce qu’il
présente comme un résumé de ce que l’on sait de la
préhistoire, en ces termes:
«Au cours
d’une période qui a pu s’étendre du paléolithique
supérieur jusqu’à la “révolution néolithique”, les
mâles, disposant des outils et armes (phalliques)
adéquats et d’une connaissance plus élaborée du monde
extérieur hostile prennent le pouvoir à l’intérieur
du groupe, aux dépens des femmes, soumises, elles, à
diverses contraintes biologiques et tournées vers la
procréation et la sauvegarde des enfants.
»
Si l’on voulait suivre Roger Dadoun, il faudrait donc
croire qu’avant le Paléolithique supérieur,
les “mâles”
ne
disposaient pas des “outils et
armes adéquats” et ne
pouvaient donc prendre le “pouvoir à
l’intérieur du groupe”. Or une
telle croyance, faut-il le préciser, ne repose sur
strictement rien: c’est un “préhistorisme simpliste”.
Quant à dire qu’au Paléolithique supérieur,
lesdits “mâles”
auraient
seuls disposés des outils et armes et d’une
“connaissance
plus élaborée du monde extérieur
hostile”, c’est
faire preuve, en peu de mots, d’un véritable talent
de romancier, mais pas d’une grande connaissance de
la préhistoire. Pourquoi diable les
“outils et
armes” seraient-ils
forcément “phalliques”
? L’une
des plus grandes inventions du Paléolithique
supérieur, une invention toujours utilisée
actuellement tous les jours, une invention sans
laquelle notre monde ne serait pas ce qu’il est, une
invention sans laquelle notre apparence, à vous et
moi, serait fort différente de ce qu’elle est, une
invention qui n’a jamais pu être améliorée depuis sa
découverte (sauf en la greffant sur d’autres
machines). . . n’est autre que l’aiguille à chas.
Alors, qu’une aiguille puisse être considérée comme
phallique, pourquoi pas. Mais une aiguille à chas? Et
qui donc utilisait cet outil? Les “mâles”
phallocratiques que dénonce notre pyschanalyste ?
Mmmmm. La “connaissance
plus élaborée du monde extérieur hostile”
est un
beau cliché, se référant sans doute à l’image des
chasseurs affrontant les terrrrrrrrrribles fauves les
guettant à chaque tournant d’une “nature hostile”,
alors que les femmes restaient tranquillement à la
maison (à recoudre les gibecières?). Quant à la
fameuse “révolution
néolithique”, même
entre guillemets, c’est une notion plus que
discutable.
Pour Dadoun, c’est ainsi que «
s’installe (&hellip pour
des millénaires, attesté par des textes, mythes,
modalités matrilinéaires, pratiques et
événements, le système appelé
“patriarcat”».
Cela laisse entendre qu’il reprend ici une vieille
théorie, celle qui veut que ledit “patriarcat” se
serait installé en délogeant un ancien “matriarcat’.
Ce que Dadoun confirme aussitôt en écrivant
que «des échos
ou vestiges de ce temps “maternel” inaugural se
retrouvent dans les cultes et mythes de la
Terre-Mère, les théories évoquant un “matriarcat” à
la Bachofen, les diverses représentations de la
féminité qu’analyse l’anthropologue Marija Gimbutas
dans Le Langage de la déesse (éd. Des Femmes,
2006).»
Cela laisse songeur. Rappelons que Johannes Jakob
Bachofen est celui qui publia en 1860, un fameux
livre intitulé Das
Muterrecht (Le Droit
de la mère), livre dans lequel, s’appuyant
essentiellement sur le droit romain et les mythes
grecs, il tentait de démontrer l’importance de la
filiation matrilinéaire et supposait son antériorité
sur la filiation patrilinéaire, ces deux stades ayant
été précédés par une promiscuité généralisée
gouvernée par la « loi
naturelle »
(ius
naturale) du
plaisir. Cette hypothèse, inscrite dans le courant de
l’évolutionnisme qui prévalait de son temps,
conduisit Bachofen à imaginer qu’à une époque
ancienne, c’est la révolte des femmes contre les
outrages masculins qui aurait amené le règne de la
gynécocratie ou «hétairisme», le ressentiment des
femmes allant jusqu’au stade de l’«amazonisme». Après
les excès de ce dernier, le retour de l’hégémonie des
hommes aurait fait passer l’humanité d’une religion
de la tellurische
Urmutter (Terre-mère)
à un culte des dieux célestes. Dans son dernier
livre, publié en 1870, Die
Sage von Tanaquil (La
Légende de Tanaquil), Bachofen exposait le triomphe
du patriarcat romain sur le matriarcat oriental.
Outre qu’une telle histoire évolutionniste de
l’ensemble de l’humanité est artificielle, le
«Matriarcat »,
tel que l’entendait Bachofen, n’est qu’un mythe
scientifique ne correspondant à la réalité d’aucune
société au monde. Quant à cet autre mythe
scientifique qu’est la promiscuité originelle
généralisée, il a été réfuté en 1891 par Edward
Westermarck, dans History
of Human Marriage. Par la
suite, les travaux de Bachofen alimenteront cependant
ceux de Lewis H. Morgan, lequel sera suivi par
Friedrich Engels dans son Origine
de la Famille (1884).
Parmi les auteurs qui s’inspirèrent de Bachofen, on
peut encore citer
Freud qui,
dans Totem
et Tabou, lui
emprunta l’idée de la promiscuité primitive, mais
aussi Jung, Kerényi, R. Otto
(et l’on retrouve donc ici la psychanalyse),
Frobenius, Jensen, Wilhelm Koppers, le père
Schmidt,
sans oublier Nietzsche qui, dans La
Naissance de la Tragédie, reprit
l’opposition des types apollonien et dionysiaque. Il
est bon de rappeler aussi que la notion de patriarcat
doit être abandonnée pour celles de patrilinéarité et
de patrilocalité, et que dès 1902 H. Schurtz a montré
que l’hypothèse d’une «promiscuité primitive»
résultait de la projection dans le passé de certains
rituels de jeunesse non reconnus comme tels.
Longtemps oublié, Bachofen a été de nouveau utilisé
par le courant d’anthropologie féministe américaine
des années 1970 (ex.: par Evelyn Reed), et la reprise
de ses idées, sans modification, en 2007, témoigne du
peu de cas fait par les psychanalystes (Dadoun
n’étant qu’un exemple) des avancées des sciences de
la préhistoire et de la mythologie. A la décharge des
psychanalystes qui commettent ce genre d’erreur,
rappelons que dans les années 1980-1990, le
philosophe allemand H. Gottner-Abendroth a tenté de
proposer une nouvelle définition des sociétés
«matriarcales», sur la base de trois
critères :
1) matrilinéarité, 2) matrilocalité, et 3)
habilitation des femmes à gérer l’économie. Mais
d’une part il ne put trouver, dans le monde actuel,
que des «restes» de ces sociétés, puisque chacun des
critères cités est interprété — sans
preuve — comme survivance d’un état ancien où les
trois auraient été présents au sein d’une société
véritablement «matriarcale» ; et d’autre part il
estimait que les meilleurs exemples de ce qu’il
nommait le «Matriarcat Classique» seraient à
rechercher au Néolithique, alors que le Paléolithique
serait «proto-matriarcal» — mais
la préhistoire est justement une période pour
laquelle les trois critères d’identification choisis
au début sont improuvables. Enfin, l’universalité de
la “Terre-Mère” est un postulat contredit par de
nombreux exemples. Il suffit de rappeler à ce propos
qu’en Egypte ancienne, Geb (Terre) est un élément
mâle uni à Nut (Ciel féminin). La terre est également
mâle chez les Kachin (Asie du Sud-Est), tout comme
chez d’autres peuples (Bouriates,
Mongols&hellip, quand elle n’est pas androgyne,
comme en Afrique, chez les Bobo.
Pour Dadoun, le climat des élections témoignerait de
l’écho actuel de ce qu’il appelle «une étape
cruciale de l’évolution de l’humanité, qui doit
remonter à plus de six mille ans.»
A la lumière de ce qui précède, une telle affirmation
peut, pour le moins, laisser le lecteur dubitatif. Ce
qui est sûr, par contre, c’est qu’elle témoigne de
l’écho actuel de théories obsolètes du
XIXe
siècle,
pourtant réfutées dès le début du XXe et même, pour
certaines, dès la fin du XIXe.