Les silex taillés par eux-mêmes
Avec
un
portrait de Rutot (ci-contre
à gauche), voici donc ce texte :
"La
fabrication spontanée des éolithes.
Les
Parisiens en quête de villégiature connaissent et
apprécient de longue date les charmes de
Mantes-la-Jolie. Tous s'accordent à vanter la grâce
de ses coteaux, l'élégante silhouette de sa
cathédrale, la fraîche verdure des prairies où
serpente la Seine. Autrefois même, s'ajoutait à ses
mérites la limpidité des eaux du fleuve. Mais
aujourd'hui, hélas! on n'y voit plus couler qu'une
sorte d'encre sale, nauséabonde et si riche en
immondices que son limon de débordement est
préféré par les agriculteurs à l'engrais le
plus savamment combiné. Ce n'est pas tout:
l'industrie a envahi ce coin charmant. De grandes
cheminées, d'une inflexible raideur, y projettent sur
le ciel bleu la noire et lourde fumée du charbon de
terre. Pourtant ne nous plaignons pas trop, car c'est
dans une de ces usines que nous allons trouver la
clef du mystère des éolithes. Une des particularités
géologiques du site de Mantes est qu'en venant de
Paris, on y voit définitivement affleurer la craie
blanche qui, sortant progressivement de dessous son
manteau si varié de terrains tertiaires, finira
bientôt par constituer, de sa masse uniforme, tout le
sous-sol de la contrée normandejusqu'à l'embouchure
de la Seine. A la sortie de la ville, avant que
la roche crayeuse ait atteint au-dessus de la rivière
l'épaisseur qui plus loin lui permettra de se
profiler sous la forme des blondes et pittoresques
falaises de la Roche-Guyon, on peut s'assurer que la
craie supporte une couche régulière d'argile, de même
âge et de même nature que l'argile plastique bien
connue des environs de Paris. Le rapprochement
immédiat de ces deux natures de roches a suffi pour
déterminer l'établissement en ce point d'une
industrie: celle de la fabrication du ciment, facile
à obtenir par le mélange, en proportions exactement
dosées, du calcaire très pur, de la craie avec
l'argile plastique qui la couronne. C'est cette
industrie qui s'exerce dans l'usine de Guerville, aux
portes de Mantes. La craie extraite des carrières est
concassée en morceaux qu'on verse, avec de l'argile
délayée, dans une énorme cuve pleine d'eau, à
l'intérieur de laquelle, on fait tourner, vingt-neuf
heures durant, un arbre vertical. A cet arbre est
fixée une véritable herse en fer, qui ne cesse
d'agiter le mélange sur toute sa hauteur. Ainsi
malaxée, la craie se réduit en une bouillie, à
laquelle s'incorpore l'argile, et qui, après
décantation et séchage, est pétrie en petits cônes
qu'on soumet à la cuisson. Comme la plupart des
craies blanches, celle de Mantes renferme des rognons
de silex noir. Les ouvriers s'efforcent de les
séparer et les rejettent en tas, destinés à être
brisés en vue de la fabrication du béton. Mais, comme
il ne serait pas éco-nomique de dépasser pour la
craie, à la carrière même, une certaine limite de
division, il arrive souvent que les morceaux jetés
dans la cuve gardent en leur centre un nodule de
silex, que les ouvriers n'ont pas pu soupçonner.
Promptement débarrassé de sa gangue de craie par le
rapide tourbillonnement imprimé au mélange (la
vitesse de la herse à sa circonférence, de 4 mètres à
la seconde, est celle du Rhône en temps de crue), le
nodule s'isole et ainsi, dans l'appareil, au milieu
de la boue crayeuse, s'agitent furieusement des
rognons de silex qui, à tout moment s'entrechoquent
ou vont heurter les dents de fer du malaxeur. Quand
la cuve a été vidée, ces silex, tombés sur le fond,
sont enlevés pour être joints à ceux que
l'exploitation directe avait
fournis."
"Or, en visitant l'usine de Guerville, où les collectionneurs de fossiles sont facilement attirés par la perspective d'y recueillir les espèces habituelles du terrain de craie, M. Laville, préparateur à l'Ecole des Mines, fut frappé de l'extrême ressemblance des silex extraits de la cuve avec les types éolithiques de M. Rutot (Laville, Feuille des Jeunes naturalistes. 1905, p. 110).
Ci-contre, l'un des éolithes publiés par Rutot.
Il pouvait d'autant moins s'y méprendre que maintes fois il s'était trouvé pour cet objet en rapport avec le savant de Bruxelles. Depuis plusieurs années, M. Laville se livrait avec une prédilection spéciale à l'étude des graviers quaternaires de la région parisienne, et M. Rutot avait entrepris de lui persuader que, dans la collection réunie par lui, les outils reutéliens ou mesviniens abondaient à côté des silex aux formes classiques. M. Laville fit part de son observation à M. Boule, qui la vérifia sur place en compagnie de préhistoriens habiles et n'hésita pas à en reconnaître la justesse (Comptes rendus de l'Académie des Sciences, CXL, p. 1729. -Voy. aussi L'Anthropologie, 1905, p, 257). Toutes les formes qualifiées d'éolithiques se retrouvent à Guerville sans la moindre exception, offrant une identité complète avec les spécimens de Reutel que M. Rutot lui-même a donnés aux collections de l'Ecole des Mines. Percuteurs, rabots, racloirs, retouchoirs, pierres à encoches, enclumes, etc., rien n'y manque, pas même, dans bien des cas, le fameux bulbe de percussion. Certains échantillons, déclare M. Boule, d'une perfection vraiment extraordinaire, paraissent avoir été l'objet d' un travail fini, de retouches méthodiques et plusieurs fois répétées. Comment d'ailleurs s'en étonner? Les chocs continuels que les silex ont subis, durant ces vingt-neuf heures de tourbillonnement, ont eu pour effet d'enlever à chacun d'eux un certain nombre d'éclats et, plus d'une fois, cet éclatement a eu lieu de manière à reproduire les apparences qualifiées de reutéliennes. Pourtant aucune volonté n'y est intervenue; car si c'est l'intelligence humaine qui a combiné le mécanisme du déblayeur, assurément ce n'était pas pour en faire sortir des silex taillés, la présence de ces nodules étant simplement une gêne pour la fabrication du ciment. Or ce que l'appareil de Guerville accomplit en vingt-neuf heures, grâce à la rapide rotation de la herse, les rivières quaternaires l'ont fait aussi pour leur compte, plus lentement, sans doute, mais en se reprenant à bien des fois. C'était dans les périodes de crues où les eaux, devenues torrentielles, entraînaient pêle-mêle des graviers et des silex, pour les abandonner au premier remous et les remettre en mouvement à la crue suivante. De là des chocs renouvelés, où les angles s'émoussaient, et qui infligeaient aux cail-loux, périodiquement ballottés, des meurtrissures qu'on s'est plu à prendre pour des indices d'avivage ou de retouche. Et dire que, dans une brochure publiée en 1902, sous le titre de Défense des éolithes, M. Rutot démontrait savamment et mettait en vedette, sur la couverture de l'ouvrage, cette proposition: Les actions naturelles possibles sont inaptes à produire des effets semblables à la retouche intentionnelle! Quel écroulement pour la légende éolithique !